mercredi 26 septembre 2012

Les liaisons difficiles

Je fais partie de ces iconoclastes, de ces hérétiques sans vergogne, capables de soutenir, en toute bonne foi et sans provocation (ou si peu…), qu’ils préfèrent certaines adaptations cinématographiques à l’œuvre littéraire qui les a inspirés. Oui, je préfère le L. A. Confidential (1997) de Curtis Hanson à celui de James Ellroy, ou Les liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears à celles de Choderlos de Laclos, le Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick à celui de William Makepeace Thackeray.
J’avais quelques souvenirs embrouillés de L’amant (éditions de Minuit, 1984 ; ISBN 2-7073-0695-9 ; prix Goncourt cet année-là) de Marguerite Duras et quelques souvenirs lumineux de L’amant (1992) de Jean-Jacques Annaud. Ce défi Évasions tropicales était l’occasion de raviver mes souvenirs en relisant le roman et revoyant le film.

 
Autant le dire tout de suite, ce n’était pas sans a priori que je ré-abordais ces deux œuvres : je n’ai jamais vraiment eu d’atomes crochus avec Marguerite Duras, dont j’ai surtout en tête l’image bouffie d’alcool, la voix désagréable, et, cerise sur le gâteau, les flèches cruelles que Pierre Desproges lui avait décochées dans ses Chroniques de la haine ordinaire. Et vu que j’ai autant d’affection pour l’esprit et les mots de Desproges que Duras n’en avait pour la bouteille, je suis plutôt témoin à charge qu’avocat de la défense. En relisant L’amant, dont je reconnais que c’est le seul livre de Duras que j’ai lu, j’ai essayé de ne pas trop avoir l’auteur elle-même en tête. Mais je n’ai pas bien réussi.
De l’autre côté, Jean-Jacques Annaud m’a souvent séduit par ses films, et notamment les cinq qui avaient précédé L’amant : La victoire en chantant (1976), Coup de tête (1979), La guerre du feu (1981), Le nom de la rose (1986) et L'ours (1988).
Pour les a priori, j’étais donc mal parti.

Avec L’amant, Marguerite Duras, alors septuagénaire, tisse un court roman, fort et âpre, très directement inspiré de son enfance et de son adolescence en Indochine, avant qu’elle ne quitte Saigon pour aller mener ses études en France. La plume de Duras y est souvent rageuse, le récit haché, allant et venant, au point que le lecteur n’a pas vraiment de voie médiane : soit il se laisse totalement porter, acceptant d’être ballotté, sans se préoccuper du chemin emprunté ni de la destination, soit il est rétif aux secousses du récit et des mots, et il décroche. Face à ce style, il n’y a pas de place pour les tièdes : c’est chaud ou froid !
Pour moi, c’était froid. Cette relecture m’a donné un peu le même genre d’impression que lorsque je m’étais attaqué à White Jazz de James Ellroy, et que je m’étais cru assis en compagnie d’un conteur sous LSD, balançant toute l’histoire en vrac, charge au lecteur de faire le tri à la fin du livre, et de reconstituer le puzzle à partir de toutes les pièces éparpillées. Certes, les cahots de L’amant ne sont pas le chaos de White Jazz, mais le style Duras m’a un peu rasé. Je ne dois pas être suffisamment amateur de raggamuffin à 100 à l’heure pour apprécier le style Duras…

Je ne suis tout de même pas resté insensible au fond du roman, à ce regard sur une jeunesse, une beauté (et une vitalité ?) depuis longtemps perdues, à l’ambivalence de ce regard sur cette adolescence faite de bonheur et de souffrance familiale mêlés. Pas insensible, non plus, à cet esprit rebelle qui bouscule les convenances, dans cette relation brûlante, audacieuse, entre cette jeune « Européenne » née dans la banlieue de Saigon et son amant doublement interdit puisqu’il avait le double tort d’être Chinois et deux fois plus âgé qu’elle. Et le fait qu’il soit riche et elle pauvre ne devait pas arranger les choses.



Pour son Amant à lui, Jean-Jacques Annaud a élagué le roman de Marguerite Duras. Il l’a élagué à la cisaille, pour se concentrer sur la relation entre la jeune fille et son amant, laissant dans l’ombre ou dans le non-dit les autres aspects du roman, comme les relations – plus que difficiles – de la jeune fille avec sa mère et ses frères. Il en a retenu l’éveil de la jeune femme aux sens, à la sensualité, le pouvoir trouble de l’argent, et il a su filmer cela avec une force et une esthétique particulièrement marquées, en habillant tout cela de la lumière, de la moiteur et des contrastes de cette Indochine coloniale des années 1930.




Et, puisque j’ai signalé, plus haut, que je ne supporte pas la voix de Duras, je signale ici que, dans le film, la voix off est celle de Jeanne Moreau, une voix qui se prête remarquablement au rythme et au ton de ce film.
Le film vaut largement mieux que les futilités auxquelles certains ont voulu le réduire (Jane March avait-elle vraiment couché avec Tony Leung Ka Fai ? Qui était la « doublure corps » de Jane March pour les scènes érotiques ?).
 
Mais le film n’a pas plu à Marguerite Duras : trouvant que son Amant à elle avait été trahi par L’amant de Jean-Jacques Annaud, et qu’elle avait été elle-même trahie par Jean-Jacques Annaud, elle a voulu rétablir une sorte de « vérité de l’histoire » en publiant, presque au moment où le film arrivait sur les écrans, une nouvelle version de son roman, intitulée L’amant de la Chine du Nord (Gallimard, 1991, ISBN 2-07-072379-8). Comme j’ai eu du mal à relire L’amant, si vous voulez en savoir plus sur L’amant de la Chine du Nord, vous devrez le lire vous-même !


Je ne suis pas franchement client des bandeaux « le livre qu’il FAUT avoir lu » ou « le film qu’il FAUT avoir vu ». Vous pourrez très bien vivre sans avoir lu L’amant de Marguerite Duras ni vu L’amant de Jean-Jacques Annaud. Vous pourrez également très bien vivre en ayant lu l’un ou vu l’autre.

De mon côté, je vais me relire un petit bout des Chroniques de la haine ordinaire. Cela ne peut me faire que du bien !

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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :

5 commentaires:

  1. J'ai également du mal avec Marguerite Duras, son style me rebute. J'ai dans ma bibliothèque Un barrage contre le pacifique et Moderato Cantabile. Je ne me suis pas vraiment encore frotté à ses livres. J'ai lu le premier chapitre de Moderato et j'ai trouvé cela insupportable. Mais je les lirai.

    Pour ce qui est de l'Amant, il me semble que j'ai vu le film il y a très longtemps, les images me disent quelque chose. Même si ton billet est négatif sur cette oeuvre, j'avoue avoir tout de même envie de le lire et de revisionner le film. Je vais essayer de le télécharger cette semaine et de me commander plus tard l'Amant le livre, mais d'abord je vais lire les deux romans que je possède en son nom. Merci pour ce billet.

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  2. Je vois "télécharger", je comprends "acheter" ou "me faire prêter", bien sûr !

    Je crois qu'il y a tant de livres qui peuvent plaire à chacun qu'il ne faut pas se sentir obligé(e) de lire jusqu'au out ceux qui ne nous plaisent pas. C'est faire trop d'honneur à un auteur que de souffrir pour lui dans la lecture.

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    1. Lol bien entendu! Bon j'ai acheté le film en dvd en collector! (c'est vrai en plus!) Je viens de relire votre billet qui m'a une fois de plus fait sourire. J'ai depuis posté deux billets sur Duras concernant l'Amant (le film et le livre) et Un barrage contre le Pacifique (si cela vous intéresse, je serais curieuse de connaître votre avis).
      http://artdelire.wordpress.com/2013/06/24/1247/

      Merci encore d'avoir participé si sérieusement à mon défi, cela m'a permis de me régaler avec vos chroniques.

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  3. La doublure de Jane March dans l'Amant se nomme Julie Mc Laughlin, une charmante jeune femme
    Stéphane B

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