Pour autant que je m’en souvienne, j’avais
découvert l’Indochine « française » au travers de
romans comme Les tambours de bronze (1965) de Jean Lartéguy,
La duchesse (1979) de Lucien Bodard, et La 317e
section de Pierre Schoendoerffer. Par la suite, j’ai découvert
le reste de l’œuvre de Schoendoerffer, tant ses romans que ses
films, et j’ai eu le plaisir de partager avec lui une discussion en
tête à tête, en juin 2011, à l’occasion d’une manifestation
autour des « écrivains de marine ».
C’est au Crabe tambour que va ma plus
profonde affection parmi les créations de Schoendoerffer, mais c’est
à La 317e section, sous ses deux
formes (le roman et le film) que je vais consacrer ce billet. Les
deux formes sont inextricablement liées, le roman – son premier,
publié en 1963 – étant quasiment écrit comme le scénario d’un
film (mais pas le premier de Schoendoerffer), arrivé sur les écrans
en 1965.
Réduire La 317e
section à un roman et à un film « de guerre » -
tout comme réduire Les nus et les morts (1948) de Norman
Mailer à un « roman de guerre » – reviendrait à
passer totalement à côté de ce qui en fait la force. La 317e
section, c’est plutôt la « chronique d’une mort
annoncée », celle d’hommes que la vie précédente a séparés
mais que les épreuves vont rapprocher, jusqu’au drame final. La
317e section, c’est la tragédie
grecque dans les fabuleux décors indochinois.
Mai 1954. Diên Biên Phu, modeste chef-lieu de
l’administration coloniale française dans le Haut-Tonkin, est
devenu un nom connu du monde entier, ou presque. L’état-major
français a voulu en faire sa forteresse au Nord-Laos, un camp
retranché sur lequel les divisions viêt-minh viendraient se casser
les dents. En fait de forteresse, Diên Biên Phu se révèle un
piège dans lequel l’armée française s’est elle-même enfermée
et dans lequel vont s’engloutir non seulement les troupes d’élite
françaises et leurs alliés indochinois, mais aussi les derniers
lambeaux d’espoir de conserver cette colonie.
Mai 1954. Diên Biên Phu est assiégé, et tous
les renforts sont bons à prendre, pour essayer de desserrer l’étau
ennemi. Tous les renforts, même ceux de cette « 317e
section », une unité supplétive constituée d’une
quarantaine de Cambodgiens et
commandée par un quarteron d’officiers et sous-officiers français.
La 317e
section reçoit l’ordre de délaisser son poste de Luong Ba
pour foncer vers le sud et rejoindre à Lao Tsaï la colonne du
colonel de Crèvecœur qui « monte » à Diên Biên Phu
pour y récupérer les éventuels rescapés. Une paille ! Cent
cinquante kilomètres de terrain accidenté, et des ennemis qui
veulent les intercepter...
À la tête
de la section, le sous-lieutenant Torrens, fraîchement émoulu de
l’école militaire de Saint-Cyr ; l’élite des officiers,
sur le papier au moins. À ses
côtés, l’adjudant Willsdorf, un Alsacien enrôlé de force dans
l’armée allemande pendant la deuxième guerre mondiale, rompu à
la guerre et surtout à l’Indochine. Deux personnages, deux
caractères opposés. On pourrait craindre, en première approche, un
portrait caricatural de cette opposition, tant les conflits entre un
vieux briscard formé sur le tas et un jeune coq tout droit sorti de
l’école ont été servis et resservis aux lecteurs de romans et
aux spectateurs de films depuis des décennies. Mais ce tandem
Torrens-Willsdorf est peint de manière plus subtile, et l’évolution
de leur relation est donc plus crédible que dans d’autres œuvres
littéraires ou cinématographiques.
Certains pourront faire la moue face à ce récit
d’une de ces « amitiés viriles » nées entre des
frères d’armes dissemblables, et de ces aventures « exotiques »
aux frontières de l’empire. Pourtant, La 317e
section ne fait, à mes yeux, l’apologie béate ni de la
condition militaire ni du colonialisme. Oui, ces hommes – Français
comme Indochinois – font leur métier de soldat, obéissant à des
ordres dont ils ne discutent pas la légitimité, ni même
l’intelligence. Mais chacun, à sa manière, aime ce pays. Et quand
ils parlent de ce pays, ce sont des mots d’amour, même quand ils
se plaignent du climat, du relief.
L’amour pour ces matins où la brume habille les
crêtes. L’amour pour ces jours de pluie qui rendent misérable la
vie des soldats mais fécondent les vallées. L’amour pour ces
Indochinois qui, s’ils sont absents du récit – à part les
hommes de la section – sont présents dans les pensées des uns et
des autres.
Pierre Schoendorffer, qui s’était engagé à 24
ans pour l’Indochine, comme opérateur dans le Service
cinématographique des armées (SCA) et avait donc partagé la vie
quotidienne du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient, jusqu’à
être fait prisonnier, lui-même, à Diên Biên Phu, nous peint ce
petit groupe d’hommes et sa marche tragique vers un destin funeste.
Il le peint dans les mots de son roman, et dans les images de son
film, magistralement servi par le chef-opérateur Raoul Coutard ;
il est d’ailleurs étonnant de voir comment cet « ancien »
de l’Indochine, lui aussi, et par ailleurs cinéaste pleinement
plongé dans la Nouvelle Vague, a su mêler ces deux cultures pour
filmer cette 317e section, dans une
sorte de réalisme esthétique.
Tournée au Cambodge, non loin de la frontière
vietnamienne, dans des conditions spartiates qui éprouvent autant
les acteurs que l’équipe technique et donne, à l’écran, ce
ressenti réaliste (les traits creusés des acteurs en témoignent),
La 317e section est superbement
portée par le duo formé par Jacques Perrin (Torrens) et Bruno
Cremer (Willsdorff), et une prenante galerie de personnages
secondaires.
De cette 317e section, certains
mourront au combat dans la jungle indochinoise, ou pendant leur
détention après la chute de Diên Biên Phu, ou bien loin de la
jungle, dans un djebel aride pendant la guerre d’Algérie. Quand
aux « supplétifs locaux » indochinois, leur sort après
la défaite française ne sera guère plus enviable que celui des
harkis après la guerre d’indépendance de l’Algérie.
Écrit et filmé au plus près des hommes, La
317e section ne nous donne pas de leçon.
Elle nous invite à regarder ces hommes dans les yeux, et à y voir
ce qu’ils sont, ce qu’ils font, à ras de terre et non dans les
hautes sphères de décisions politiques et stratégiques.
* * * * *
Un roman sur la guerre en Indochine voilà un thème délicat. Je n'ai malheureusement pas encore lu de romans sur ce sujet que je connais très mal. Cela viendra... Toutefois ton billet est passionnant. Je me renseignerai sur le film, je crois que mon Père le connais. Peut-être l'a t-il dans sa DVDthèque.
RépondreSupprimerToute guerre est un sujet complexe, et celles relativement proches de nous dans le temps peuvent se révéler des sujets délicats, y compris dans les familles, si elles y ont été plongées d'une manière ou d'une autre (membres de la famille ayant combattu pendant la guerre, famille exilée suite à la guerre, etc.).
RépondreSupprimerLa guerre d'Indochine, plutôt lointaine géographiquement que celle d'Algérie, en diffère également par le fait que les soldats qui ont combattu là-bas étaient tous des engagés, alors que la guerre d'Algérie a emporté aussi des appelés du contingent. Peut-être est-ce pour cela que cette guerre d'Indochine est moins "à fleur de peau", dans l'esprit de tout un chacun, en France, que la guerre d'Algérie.
Pour ce qui est du DVD, il se trouve facilement et à petit prix, même neuf. Ce serait dommage de ne pas se laisser tenter. ;-)