lundi 24 septembre 2012

À hauteur d’hommes

Pour autant que je m’en souvienne, j’avais découvert l’Indochine « française » au travers de romans comme Les tambours de bronze (1965) de Jean Lartéguy, La duchesse (1979) de Lucien Bodard, et La 317e section de Pierre Schoendoerffer. Par la suite, j’ai découvert le reste de l’œuvre de Schoendoerffer, tant ses romans que ses films, et j’ai eu le plaisir de partager avec lui une discussion en tête à tête, en juin 2011, à l’occasion d’une manifestation autour des « écrivains de marine ».
C’est au Crabe tambour que va ma plus profonde affection parmi les créations de Schoendoerffer, mais c’est à La 317e section, sous ses deux formes (le roman et le film) que je vais consacrer ce billet. Les deux formes sont inextricablement liées, le roman – son premier, publié en 1963 – étant quasiment écrit comme le scénario d’un film (mais pas le premier de Schoendoerffer), arrivé sur les écrans en 1965.



Réduire La 317e section à un roman et à un film « de guerre » - tout comme réduire Les nus et les morts (1948) de Norman Mailer à un « roman de guerre » – reviendrait à passer totalement à côté de ce qui en fait la force. La 317e section, c’est plutôt la « chronique d’une mort annoncée », celle d’hommes que la vie précédente a séparés mais que les épreuves vont rapprocher, jusqu’au drame final. La 317e section, c’est la tragédie grecque dans les fabuleux décors indochinois.

Mai 1954. Diên Biên Phu, modeste chef-lieu de l’administration coloniale française dans le Haut-Tonkin, est devenu un nom connu du monde entier, ou presque. L’état-major français a voulu en faire sa forteresse au Nord-Laos, un camp retranché sur lequel les divisions viêt-minh viendraient se casser les dents. En fait de forteresse, Diên Biên Phu se révèle un piège dans lequel l’armée française s’est elle-même enfermée et dans lequel vont s’engloutir non seulement les troupes d’élite françaises et leurs alliés indochinois, mais aussi les derniers lambeaux d’espoir de conserver cette colonie.
Mai 1954. Diên Biên Phu est assiégé, et tous les renforts sont bons à prendre, pour essayer de desserrer l’étau ennemi. Tous les renforts, même ceux de cette « 317e section », une unité supplétive constituée d’une quarantaine de Cambodgiens et commandée par un quarteron d’officiers et sous-officiers français. La 317e section reçoit l’ordre de délaisser son poste de Luong Ba pour foncer vers le sud et rejoindre à Lao Tsaï la colonne du colonel de Crèvecœur qui « monte » à Diên Biên Phu pour y récupérer les éventuels rescapés. Une paille ! Cent cinquante kilomètres de terrain accidenté, et des ennemis qui veulent les intercepter...


À la tête de la section, le sous-lieutenant Torrens, fraîchement émoulu de l’école militaire de Saint-Cyr ; l’élite des officiers, sur le papier au moins. À ses côtés, l’adjudant Willsdorf, un Alsacien enrôlé de force dans l’armée allemande pendant la deuxième guerre mondiale, rompu à la guerre et surtout à l’Indochine. Deux personnages, deux caractères opposés. On pourrait craindre, en première approche, un portrait caricatural de cette opposition, tant les conflits entre un vieux briscard formé sur le tas et un jeune coq tout droit sorti de l’école ont été servis et resservis aux lecteurs de romans et aux spectateurs de films depuis des décennies. Mais ce tandem Torrens-Willsdorf est peint de manière plus subtile, et l’évolution de leur relation est donc plus crédible que dans d’autres œuvres littéraires ou cinématographiques.
Certains pourront faire la moue face à ce récit d’une de ces « amitiés viriles » nées entre des frères d’armes dissemblables, et de ces aventures « exotiques » aux frontières de l’empire. Pourtant, La 317e section ne fait, à mes yeux, l’apologie béate ni de la condition militaire ni du colonialisme. Oui, ces hommes – Français comme Indochinois – font leur métier de soldat, obéissant à des ordres dont ils ne discutent pas la légitimité, ni même l’intelligence. Mais chacun, à sa manière, aime ce pays. Et quand ils parlent de ce pays, ce sont des mots d’amour, même quand ils se plaignent du climat, du relief.
L’amour pour ces matins où la brume habille les crêtes. L’amour pour ces jours de pluie qui rendent misérable la vie des soldats mais fécondent les vallées. L’amour pour ces Indochinois qui, s’ils sont absents du récit – à part les hommes de la section – sont présents dans les pensées des uns et des autres.

Pierre Schoendorffer, qui s’était engagé à 24 ans pour l’Indochine, comme opérateur dans le Service cinématographique des armées (SCA) et avait donc partagé la vie quotidienne du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient, jusqu’à être fait prisonnier, lui-même, à Diên Biên Phu, nous peint ce petit groupe d’hommes et sa marche tragique vers un destin funeste. Il le peint dans les mots de son roman, et dans les images de son film, magistralement servi par le chef-opérateur Raoul Coutard ; il est d’ailleurs étonnant de voir comment cet « ancien » de l’Indochine, lui aussi, et par ailleurs cinéaste pleinement plongé dans la Nouvelle Vague, a su mêler ces deux cultures pour filmer cette 317e section, dans une sorte de réalisme esthétique.



Tournée au Cambodge, non loin de la frontière vietnamienne, dans des conditions spartiates qui éprouvent autant les acteurs que l’équipe technique et donne, à l’écran, ce ressenti réaliste (les traits creusés des acteurs en témoignent), La 317e section est superbement portée par le duo formé par Jacques Perrin (Torrens) et Bruno Cremer (Willsdorff), et une prenante galerie de personnages secondaires.


De cette 317e section, certains mourront au combat dans la jungle indochinoise, ou pendant leur détention après la chute de Diên Biên Phu, ou bien loin de la jungle, dans un djebel aride pendant la guerre d’Algérie. Quand aux « supplétifs locaux » indochinois, leur sort après la défaite française ne sera guère plus enviable que celui des harkis après la guerre d’indépendance de l’Algérie.

Écrit et filmé au plus près des hommes, La 317e section ne nous donne pas de leçon. Elle nous invite à regarder ces hommes dans les yeux, et à y voir ce qu’ils sont, ce qu’ils font, à ras de terre et non dans les hautes sphères de décisions politiques et stratégiques.

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Défis. Ce billet répond au défi suivant :

2 commentaires:

  1. Un roman sur la guerre en Indochine voilà un thème délicat. Je n'ai malheureusement pas encore lu de romans sur ce sujet que je connais très mal. Cela viendra... Toutefois ton billet est passionnant. Je me renseignerai sur le film, je crois que mon Père le connais. Peut-être l'a t-il dans sa DVDthèque.

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  2. Toute guerre est un sujet complexe, et celles relativement proches de nous dans le temps peuvent se révéler des sujets délicats, y compris dans les familles, si elles y ont été plongées d'une manière ou d'une autre (membres de la famille ayant combattu pendant la guerre, famille exilée suite à la guerre, etc.).
    La guerre d'Indochine, plutôt lointaine géographiquement que celle d'Algérie, en diffère également par le fait que les soldats qui ont combattu là-bas étaient tous des engagés, alors que la guerre d'Algérie a emporté aussi des appelés du contingent. Peut-être est-ce pour cela que cette guerre d'Indochine est moins "à fleur de peau", dans l'esprit de tout un chacun, en France, que la guerre d'Algérie.

    Pour ce qui est du DVD, il se trouve facilement et à petit prix, même neuf. Ce serait dommage de ne pas se laisser tenter. ;-)

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