Una ballata del mare salato, Hugo Pratt
Je suis l’océan Pacifique et je suis le plus grand de tous. On m’appelle ainsi depuis très longtemps, mais ce n’est pas vrai que je suis toujours pacifique. Je me fâche parfois, et alors je donne une raclée à tout et à tous. Aujourd’hui par exemple je viens de me calmer de ma dernière colère. Hier je dois avoir tout raflé sur trois ou quatre îles et autant de coquilles de noix que les hommes appellent bateaux…
La ballade de la mer salée, Hugo Pratt
La ballade de la mer salée, Hugo Pratt
Pour ce premier billet de cette série de défis littéraires, j’ai choisi de me faire accompagner par l’œuvre d’Hugo Pratt, et par Corto Maltese en particulier. Et pour ce premier billet, il me fallait donc revenir à ma première lecture d’un album d’Hugo Pratt, La ballade de la mer salée (Casterman, 1975, ISBN 2-203-33201-8).
Mon premier choc en bande dessinée
J’ai découvert Corto Maltese attaché sur un radeau, abandonné en mer par un équipage mutiné. Je ne savais pas encore que cette Ballade de la mer salée allait tant me toucher et marquer le début d’un attachement à ce héros et, plus largement, à l’œuvre de son créateur, Hugo Pratt. En premier lieu, La ballade de la mer salée était si différente, graphiquement et dans son format, des bandes dessinées que j’avais l’habitude de lire jusque là, de Tintin à Gaston Lagaffe en passant par Blueberry. Je dois même reconnaître que quand un camarade de lycée me l’avait prêtée pour me la faire découvrir, ma première réaction avait été de tiquer : le dessin me semblait trop squelettique, en l’absence de décor de fond dans chaque case, par exemple. Ne vous moquez donc pas ! Qui n’est pas passé par un moment de doute au moment de goûter à un plat qui lui était totalement inconnu ?
Mais, après avoir habitué mes yeux et mon esprit à ce nouveau genre graphique, je me suis laissé porter par ce récit. Des pirates, des îles, des navires, presque du Stevenson, à ceci près que ces pirates maniaient cynisme et ironie avec jubilation, que ces îles étaient bien loin des Caraïbes et que ces navires crachaient la fumée ou portaient des voiles étranges. Corto Maltese, Raspoutine, Cranio et le Moine m’ont embarqué avec eux, et je ne les ai plus quittés depuis lors. Plus de vingt-cinq ont passé depuis ce premier voyage en leur compagnie, et je suis resté fidèle à Corto.
Mais, après avoir habitué mes yeux et mon esprit à ce nouveau genre graphique, je me suis laissé porter par ce récit. Des pirates, des îles, des navires, presque du Stevenson, à ceci près que ces pirates maniaient cynisme et ironie avec jubilation, que ces îles étaient bien loin des Caraïbes et que ces navires crachaient la fumée ou portaient des voiles étranges. Corto Maltese, Raspoutine, Cranio et le Moine m’ont embarqué avec eux, et je ne les ai plus quittés depuis lors. Plus de vingt-cinq ont passé depuis ce premier voyage en leur compagnie, et je suis resté fidèle à Corto.
Le sud-ouest du Pacifique et ses îles
Le décor de La ballade de la mer salée est tout en contrastes.
D’abord le contraste entre l’infinité de l’océan Pacifique et la finitude des petites îles de ces archipels : Salomon, Carolines et autres Fidji.
Le contraste, aussi, entre les marins allemands sanglés dans leur uniforme impeccable et les Fidjiens et Maoris portant pagne et tatouages.
Le contraste, enfin, entre l’éloignement avec l’Europe, où la guerre qui prendra le nom de « première guerre mondiale » est sur le point d’éclater, et la proximité des différents belligérants, présents au travers de leurs marines respectives, la Royal Navy anglaise et la Kaiserliche Marine allemande. Sans compter la Dai-Nippon Teikoku Kaigu, la marine impériale du Japon qui, rangé au côté des « Alliés », va tenter de pousser ses pions sur cet échiquier d’eau. Et comme les temps de guerre sont favorables aux trafics en tous genres, ajoutons-y, pour faire bonne mesure, une poignée de pirates, dont certains se sont acoquinés aux Allemands.
Ces pirates, sous le commandement d’un mystérieux chef surnommé « Le moine », ont pour base arrière une île secrète, oubliée par les cartes marines anglaises mais connue des navigateurs autochtones : « Escondida », c’est-à-dire « cachée », en espagnol. Un mot espagnol assez étonnant dans cet univers où l’on parle plutôt polynésien, micronésien, ou anglais. Mais il fallait probablement à cette île un nom qui fasse écho, en espagnol, à un autre mythe des aventuriers et des chercheurs de fortune, Eldorado.
Pour la petit histoire, la localisation indiquée dans la Ballade pour Escondida (« plus ou moins 169° longitude Ouest et 19° latitude Sud) correspond à l’île de Niue, à l’est des Tonga. Et non à l’île Tanna des Vanuatu, comme l’affirme la fiche Wikipedia sur Escondida : Tanna est bien par 19°20’ à 19°39’ de latitude Sud, mais par 169°10’ à 169°30’ de latitude Est… soit à plus de 1.100 milles nautiques (plus de 2.000 km) de Nieu. Mais Pratt avait confié que pour la conformation de « son » Escondida, il s’était inspiré de celle de l’île d’Abaiang dans l’archipel des Kiribati (pour les curieux, c’est en gros par 172°51’ Est et 1°51’ Nord).
Pirates, soldats et, au milieu, une femme
Si cette Ballade de la mer salée est le plus souvent présentée comme la première aventure de Corto Maltese (première quant à sa date de publication), Corto n’y est qu’un personnage par d’autres, dans cette galerie bigarrée où se côtoient un « peut-être défroqué » au passé trouble, un fou aux yeux creux et aux colères meurtrières, des officiers de marine plus ou moins loyaux à leurs drapeaux, des marins fidjiens… et deux adolescents d’une grande famille anglaise, Caïn et Pandora.
Pandora est un des personnages centraux de ce récit. Après avoir recueillis en mer Caïn et Pandora, victimes d’un naufrage, les hommes du Moine, qui veulent les garder pour en tirer rançon. Mais, comme Pandore, la « première femme » de la mythologie grecque, à qui elle doit son prénom, Pandora est celle par laquelle une partie des maux de l’humanité (folie, passion, vice, tromperie, guerre) va s’abattre sur Escondida et ceux qui gravitent autour.
Corto Maltese, lui, n’est vraiment au premier plan dans cet album. Il fait partie de ces personnages qui essaient, chacun à sa manière, de tirer son épingle de ce jeu dangereux. Certains se laissent guider par l’appât du gain, d’autres tentent de conserver leur honneur d’officier tout en pactisant avec les pirates, d’autres encore – dont les « indigènes » – jouent leurs propres cartes au milieu des belligérants. Et au milieu d’eux tous, Pandora, comme le centre du cyclone.
Le récit comme une toile d’araignée
La majorité des personnages-clés de ce récit entre en scène dans les premières pages de l’album. Peu à peu se dessine la toile d’araignée dans laquelle tous vont se retrouver pris. Les alliances vont et viennent, l’amour et la trahison traversent les esprits, et la plupart des acteurs de cette tragédie marchent vers un destin que l’on peut entrevoir rapidement. Certains lecteurs pourront donc être déçus d’avoir facilement deviné certains des ressorts de l’intrigue ; ou même par le rythme du récit, que l’on peut trouver lent si l’esprit n’est pas en disposition de se laisser porter par cette fable.
A mes yeux, c’est en noir et blanc que cette toile d’araignée prend le plus de force. Des diverses éditions de cette Ballade de la mer salée, ce sont celles en noir et blanc et en grand format qui m’ont le plus séduit. Ces horizons lointains sont pourtant riches en couleurs, dans les camaïeux de bleu du ciel et de la mer, de vert de la végétation, ou de blanc des sables. Et les aquarelles que Pratt en a peintes sont éclatantes de tons colorés. Mais le dessin au trait se prête mieux à l’ambiance noire du récit, et l’esprit du lecteur peut imaginer les couleurs, comme il peut imaginer les odeurs, les humidités, les explosions.
La cortophilie, c’est du snobisme ?
Autant je suis un fan de Corto Maltese et de l’univers que Pratt a créé autour de lui, autant je comprends très bien que d’autres que moi puissent ne pas du tout accrocher à cela. Je comprends même que certains puissent trouver l’engouement pour cet univers-là particulièrement surfait, voire snob.
J’entends très bien ceux qui disent que les récits des différents albums de Corto Maltese ne sont pas les plus solides, les plus prenants. J’entends très bien ceux qui disent que les dessins de la Ballade de la mer salée semblent griffonnés. Et je pense qu’ils ont raison.
Pourtant, moi, je me suis retrouvé emporté. Avec cette Ballade de la mer salée et, plus tard, les autres albums de Corto Maltese, j’ai parcouru des mers et des terres, volé dans des rêves et dans des cours secrètes, rencontré Jack London et un ange déchu, fait le tour d’une croix celtique dans les brumes d’Irlande ou d’un minaret sur la route de la soie, appris qu’un bon coup de couteau se donne toujours du bas vers le haut et qu’un bon cigare du Connecticut s’éteint de lui-même. Lire les aventures de Corto m’a amené à m’intéresser à maint sujets, éveillant mon appétit de découvertes.
Qui plus est, au fil des ans, j’ai appris à lire la bande dessinée, à en comprendre les mécanismes, et cela a éveillé ma curiosité pour cet art invisible derrière l’art visible. Et, de son côté, au fur et à mesure qu’il dessinait et écrivait les albums de la série Corto Maltese, Hugo Pratt évoluait lui aussi. Il est assez saisissant de voir comment, d’un côté, il avance sur la voie de la simplification de son trait au fil des ouvrages et, d’un autre côté, il a l’audace d’aplats de plus en plus soutenus. Il joue avec le contraste entre la finesse du trait et la force des espaces noirs. Et même le récit montre une évolution très sensible. En lisant ses derniers albums, et tout particulièrement Mū, j’en viens à me demander si, pour Hugo Pratt, la manière de raconter une histoire n’était pas devenue plus importante que l’histoire elle-même.
Je comprends ceux qui restent étrangers à l’univers d’Hugo Pratt et de Corto Maltese. Et à ceux qui n’accrochent pas, je dis « Ne vous y forcez pas, ce serait encore pire ». Mais je leur dis aussi que ceux qui naviguent avec Corto ne sont pas tous des snobs qui se sont raccrochés au mouvement cortophile une fois que Pratt a été porté au pinacle. Certains (la plupart ?) sont des amateurs sincères. Et si certains d’entre eux sont des cortomanes, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, ce n’est pas pire que d’autres goûts artistiques !
Les clins d’œil littéraires
Et puisque nous sommes dans un défi littéraire, comment ne pas souligner les clins d’œil que Pratt envoie, par personnages interposés ? Raspoutine lit le Voyage autour du monde par la frégate du Roi La Boudeuse et la flûte l’Étoile de Bougainville (publié, en première édition, en 3 volumes en 1771 et 1772). Caïn Groovesnore raconte à Taro le Maori l’histoire de Moby Dick, et lit à voix haute The Rime of the Ancient Mariner (1798, traduit en français comme La Complainte du vieux marin) du poète anglais Samuel Coleridge [il faut noter que, sous le crayon de Pratt, Caïn lit cet ouvrage en version italienne, la couverture portant clairement la mention La ballata del vecchio marinaio !). Et qui sait si la mention de l’aile blanche d’un albatros dans la case de fin de l’aventure (soit dit en passant, les mouettes dessinées dans cette case ne sont pas des albatros) n’est pas un geste vers à Baudelaire…
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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :
Honte sur moi, je n'ai jamais lu cette BD, et pourtant, les îles sitées dans ton billet excitent on ne peut plus mon envie de voyage et de mystère !
RépondreSupprimerChouette, premier billet sur le pacifique pour ce challenge !
C'est probablement un des albums de la série Corto Maltese les plus "faciles" pour entrer dans cet univers. Et ma cortomanie assumée fait que pour répondre à ce défi sur les îles, un billet sur La ballade de la mer salée s'imposait naturellement à moi !
RépondreSupprimerLe prochain billet pour ce défi est en cours d'écriture. Il porte sur un roman ethnographico-policier ayant pour cadre une île imaginaire d'Indonésie. Et je préviens tout de suite : ce ne sera pas un billet "coup de cœur"...
Bravo pour ce billet passionnant! J'aimerai beaucoup lire Corto. C'est l'une des raisons de la création de ce challenge. Il est sur ma liste. Mon père est fan d'Hugo Pratt je suis allée voir avec lui l'exposition sur ses aquarelles à Cherbourg il y a quelques années. Merci pour cette participation et pour m'avoir donné envie de commencer mon initiation à l'univers de Corto par cette album.
RépondreSupprimerMon autre blog, Dans le sillage de Corto dit clairement mon attachement au personnage et à l'univers que Pratt a créé autourde lui.
SupprimerEt il n'est pas impossible du tout que je lance, dans quelque temps, un "défi Corto".