vendredi 12 octobre 2012

Une autre Fanny

Il y a des gens qu’un séjour en prison pousse à écrire. Pour John Cleland, ce sont les dettes qui l’on conduit à être enfermé dans la célèbre prison londonienne des bords de la rivière Fleet en 1748. Et ce séjour ne lui a pas inspiré des pages autobiographiques, ou un pamphlet contre l’horreur des geôles anglaises. Non. Il y a écrit Memoirs of a Woman of Pleasure / La fille de Joye (puis Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, un ouvrage qui lui a valu presque immédiatement, comme à son éditeur et son imprimeur, un procès et une interdiction d’être publié dans son intégralité. L’interdiction a duré plus de deux siècles (la version non censurée ne sera autorisée qu’en 1970 au Royaume-Uni !), mais, en parallèle de l’édition expurgée autorisée, des versions intégrales se sont vendues sous le manteau.


Comme quoi, une carrière dans la Compagnie britannique des Indes orientales – l’East India Company, que d’aucuns qualifiaient d’Honorable – et un séjour à Bombay, de 1728 à 1740, peuvent ouvrir la vie d’un homme sur des horizons particulièrement inattendus. Y compris des horizons peu honorables aux yeux de certains de ses contemporains.

Les écrits de Cleland qui suivirent ces mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, sont tombés dans l’oubli. Qui oserait, en effet, prétendre qu’il se souvient de ses pièces (jamais produites, il est vrai) comme sa tragédie Titus Vespasian, de son roman The Woman of Honour, ou de ses divers travaux philologiques ou poétiques ? Une œuvre pour laquelle la Couronne lui versait une pension annuelle de cent livres en échange de laquelle il s’était engagé à ne plus rien écrire d’obscène. Cent livres annuelles en salaire de l’oubli.

Mais Fanny Hill ou les mémoires d’une femme de plaisir ont survécu à ce salaire de la censure.

La Fanny de John Cleland est bien loin de la Fanny de Marcel Pagnol. Roman d’initiation, miroir probable des fantasmes de son auteur, portrait cru et, parfois, non dénué d’un humour peut-être involontaire, ces Mémoires d’une femme de plaisir peignent le chemin qui conduit la petite orpheline jusqu’à son élévation sociale en passant par les lits de bordels et des gentlemen. Un récit qui mêle les confessions de Fanny Hill (c’est elle dont Cleland a fait la narratrice) et celles de ses compagnes aux plaisirs tarifés, sur un ton le plus souvent clinique, sans jugement moral sur soi-même ou les autres, dans un contraste de naïveté et de savoir-faire envers les hommes, tant sur leur corps que sur leur esprit.



Le portrait que brosse, par les mots de Cleland, Fanny Hill des maquerelles qui « l’éduquent » est assez surprenant, parfois préceptrices, parfois professeurs de vertu ou, à tout le moins, de savoir-être, jamais vraiment répugnantes. Le cheminement de Fanny Hill, d’ailleurs, même s’il passe par des voies qu’elle n’a pas vraiment choisies, n’est pas une descente aux enfers comme on peut en trouver chez Sade. Même les clients de Fanny Hill et de ses « collègues » semblent se cantonner à des désirs et des pratiques assez communes. Il semble pourtant, au détour de certaines scènes, comme les dépucelages « difficiles » de Fanny ou de ces collègues, qu’une pointe de sadisme – certes, contenue – n’est pas tout à fait absente des pensées fantasmatiques de l’auteur, même si elle ne transparaît pas dans ses mots.


Même l’environnement dans lequel progresse Fanny Hill est loin d’être sordide. Ainsi, ses appartements successifs, un peu moins modestes chaque fois que sa petite fortune augmente.
Quant à la fin du livre, comment la qualifier autrement que de fin heureuse, le genre de happy end si cher aux scénaristes convenus d’Hollywood ? Fanny Hill retrouve son premier amant, l’épouse, et fonde avec lui une famille nombreuse et heureuse !
John Cleland se révèle donc plutôt un « peintre » libertin et, à sa manière, élégant, qu’un pornographe de la déchéance. Il peint riches et pauvres dans leurs comportements, leurs soupers, leurs vêtements, avec un souci du détail qui n’est pas sans rappeler les scènes de Hogarth.

 
Je ne saurais dire, en revanche, si Cleland est un bon peintre du désir féminin. J’imagine sans mal que prêter ses mots à une narratrice est, pour un auteur masculin, un exercice périlleux ; et que le péril n’en est que plus grand dans le cas d’un roman libertin, quand il s’agit d’évoquer, sans détour, les désirs et plaisirs des femmes, vu de l’intérieur, si j’ose dire. Un avis de lectrice(s) serait donc le bienvenu, en contrepoint du mien !

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Au fil du temps, ce roman a fait l’objet de nombreuses éditions, avec ou sans illustrations. Parmi les éditions « récentes » (récentes, au moins, par rapport à l’édition originale), certaines ont reçu des illustrations de couverture d’assez bon aloi, et d’autres ont plutôt sombré dans le graveleux.



La plus élégante me semble être celle chez Actes Sud, collection Babel (la première dans ce billet).

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Ces Memoirs of a Woman of Pleasure ont fait l’objet de plusieurs adaptations au cinéma, à la télévision et en bande dessinée. Je dis quelques mots de certaines d’entre elles dans un billet ciné-télé et dans un billet BD.



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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :

6 commentaires:

  1. Voilà un article tout à fait passionnant ! Je connais de nom les romans libertins anglais, mais ne les ai jamais lus encore : je pense que celui-ci devrait m'intéresser. Pour l'avis féminin, je sais que Marie compte lire cette oeuvre début novembre : elle apportera peut-être une réponse à cette question du désir féminin perçu par les hommes.

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  2. Dans ce cas, je serai lecteur de son avis, et de tout autre avis qui pourrait se faire jour, bien sûr.

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  3. Tiens, on parle de moi! J'ai profité de ce que Jérôme, de D'une berge à l'autre, projettait de le lire pour lui proposer une LC pour le premier mardi de novembre, dans le cadre du challenge de Minou.
    Je veux le lire pour ma culture générale, parce que j'en ai beaucoup entendu parler, mais je pars un peu dubitative : je crains qu'il ne relève de ces fantasmes masculins qui idéalisent la prostitution. Je suis curieuse de voir ce que ça va donner.

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    1. Ce roman présente en effet une vision idéalisée de la prostitution, en une espèce d'univers de délicatesse, d'ascension sociale, quasiment de "bonheur". Très loin, à n'en pas douter, de la réalité.
      Je n'ai donc pas pris ce roman pour une promotion de cette univers, dont mon billet ne se veut pas une apologie.

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  4. Ton billet m'avait donné envie de lire ce livre, c'est chose faite! Malheureusement je n'ai pas fait attention et ai lu la version "quintessenciée", dommage car elle est expurgée de ce qui fait également le libertinage, à savoir des considération morales et religieuses. Lecture agréable, risible tant on voit que c'est écrit pas un homme pour répondre à tes interrogations sur le fait de savoir si Cleland/Montbron dépeint bien le désir féminin... ;-)

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    1. Merci pour ce commentaire. Il m'apporte, entre autres, la réponse à ma question. Une réponse que j'avais en grande partie tirée par moi-même, mais je préférais avoir, sur ce sujet, le ressenti d'un regard féminin. C'était donc, pour vous, une lecture comico-pas-tout-à-fait-libertinesque. ;-)

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