« Histoire de ma vie »...
Quoi de plus simple et de plus ambitieux à la
fois, pour donner un titre à des mémoires ? C’est le choix que
fait Jacques Casanova de Seingalt, lorsqu’au crépuscule de sa vie,
il couche sur le papier ce récit de ses années
d’homme-kaléidoscope : aventurier, séducteur, polémiste,
kabbaliste, ou encore organisateur de loterie. Réduire Casanova à
l’image réductrice d’homme à femmes qui colle à son habit,
c’est oublier, voire dénigrer, toutes les autres facettes de ce
personnage si représentatif d’une partie de son siècle.
Avec cette Histoire de ma vie, nous sommes bien
loin des pathétiques autobiographies et auto-fictions (un genre
proche de l’onanisme) dont essaient de nous abreuver certains
auteurs d’aujourd’hui : journalistes qui pensent que, parce
qu’ils mangent les miettes à la table des présidents, rêvent que
leurs scribouillages sont dignes des Mémoires de Saint-Simon ;
éditrices qui jettent leur vie sexuelle sur la place en pensant que
cela va passionner les foules ; post-ados au QI de bulot et sans
talent artistique propulsés au sommet des ventes de disques et qui
publient, alors qu’ils n’ont pas vingt ans, des feuilles d’un
vide sidéral écrites sous leur nom par un pisse-copie à solde ;
ou même un ancien chef de l’État, qui aurait dû raccrocher la
plume à jamais, et qui s’invente – pour se donner des frissons ?
– une romance pimentée avec une princesse morte (enfin, avant sa
mort à elle, bien sûr ; je n’accuse pas l’ex-président de
nécrophilie), piètre auteur pour lequel une Académie, qui vaut
quand même mieux que ça, s’est ridiculisée en l’accueillant
sous sa coupole.
Au contraire, s’embarquer dans la lecture des
mémoires de Giacomo Casanova, c’est le suivre dans ses aventures,
ses voyages, ses rencontres. Joueur, soldat, violoniste de théâtre,
auteur dramatique, secrétaire d’ambassade, voilà bien des
visages, souvent méconnus, de Casanova. C’est plonger dans une
langue riche, roulante, un français teinté d’italianismes qui lui
donnent encore plus de charme.
Casanova n’écrit pas sa biographie, il n’écrit
pas sa vie, mais une histoire de sa vie. Peut-être est-ce la vie
qu’il a eue, et peut-être pas. Peut-être un peu de la vie qu’il
a eue et un peu de la vie qu’il aurait aimé avoir. Ou peut-être
un peu de la vie de la manière dont il se souvient – ou croit se
souvenir – l’avoir vécue. Il raconte ses hauts et ses bas, ses
réussites et ses échecs, ses conquêtes sensuelles et ses
déceptions amoureuses. Lui, le fils de comédiens, ne veut pas
rester mêlé aux pouilleux, mais il sait que si les grands
l’acceptent parfois à sa table, quand il arrive à profiter de
leur crédulité ou de leur générosité, il ne sera jamais l’un
d’eux.
Casanova n’est pas un révolutionnaire. Il est
un homme de son temps, de cet « Ancien régime » qu’il
verra s’effondrer, de loin, en France, au moment où il entame la
rédaction de son Histoire de ma vie. C’est parce qu’il
peut vivre au crochet de plus riches, de plus nobles, qu’il peut
porter de la soie aujourd’hui, alors qu’il portait de l’étoffe
grossière hier. Mais il sait que demain, il sera peut-être obligé
de fuir, démasqué, poursuivi. Mais, ce qui lui importe, c’est que
son étoile soit pleinement brillante aujourd’hui, même si c’est
pour une courte durée ; il sait que viendra un autre moment où
son éclat sera à nouveau souriant. Il est voyageur par choix et par
force, au gré de ses projets et de ses fuites.
Individualiste, il ne se bat pas pour la liberté
d’un peuple dans lequel il ne se reconnaît pas, dans lequel il ne
veut pas, il ne veut plus être. Mais il n’est pourtant pas
égoïste, partageant les plaisirs plutôt que les prenant pour lui
seul, que ce soit à table ou dans les boudoirs. Rien à voir, donc,
avec les séducteurs-prédateurs comme un Valmont ou un Don Giovanni.
Péripéties voluptueuses ou cruelles, toujours en
mouvement, Casanova se met en scène. Et quelle scène : une
grande partie de l’Europe !, et avec quels autres acteurs :
des comédiennes de théâtres au prince de Ligne, de la marquise
d’Urfé, férue d’ésotérisme, à Lorenzo da Ponte, librettiste
de Mozart.
L’Histoire de ma vie, c’est l’Odyssée
au XVIIIe siècle. Deux aventuriers qui parcourent « leur »
monde en utilisant la ruse plutôt que la force, charmant ici,
bernant là, poussant leur propre bonne fortune sans attendre que les
autres la leur offrent. Ne perdez pas votre temps à vous demander ce
qui est vrai ou inventé ; laissez-vous emporter par les mots et
les rebondissements, pour plus de mille pages.
* * * * *
Les éditions des mémoires de Casanova ne
manquent pas. En première approche, quelques informations sur les
différentes éditions des Mémoires sont présentées dans la
page qui leur est consacrée sur Wikipedia.
Pour les découvrir en détail, en intégralité,
sous sa propre plume, sans se ruiner, tout en profitant du regard
critique de spécialistes du personnage et de son temps, une seule
édition est à retenir : celle, basée sur le manuscrit
original intégral et complétée de textes inédits, parue en coffret de 3 tomes (éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1993, ISBN 2-221-06520-4).
De la préface écrite par Francis Lacassin, je retiendrai surtout
ces mots-ci : « Pour les mortels, la vie est un combat,
pour les poètes, un voyage ; pour le Vénitien Giacomo Casanova –
autoproclamé chevalier de Seingalt – elle est encore un festin où
il trouve toujours sa place, un jeu ininterrompu, prétexte à un
éternel défi. »
Mais, cette édition « Laffont-Bouquins »,
aussi fidèle et riche soit-elle, reste sous la forme de livres un
peu quelconques, en papier bible et couverture souple. Alors, le
casanovaphile ou l’amateur de beaux livres – qui peut,
d’ailleurs, être l’un et l’autre à la fois – peut aussi
mettre la main sur des éditions moins complètes, voire réécrites
par rapport à l’original par des éditeurs peu scrupuleux, pour le
plaisir de disposer d’une édition bien illustrée.
Ainsi, l’édition dite « de la
Sirène », en douze tomes, publiée de 1924 à 1935, aux
éditions
de la Sirène, avec ses couvertures en cuir fin, ses
illustrations en pleine page sous serpentes, ses gravures hors-texte
et dans le texte, ses notes abondantes.
Ainsi, aussi, l’édition de Javal &
Bourdeaux (1931-1932), remarquablement illustrée par environ 200
aquarelles du peintre français Auguste Leroux, dont une partie est
trouvable sous forme de reproductions.
Ainsi l’édition d’extraits de ces Mémoires
(éditions Gibert Jeune, 1950) en deux volumes, illustrée de 32
hors-texte, de nombreux in-texte, par Brunelleschi, édition tirée
sur vélin de Condat et en tirage limité à trois mille exemplaires,
tous numérotés. On peut regretter que les illustrations aient, dans
leur très grande majorité, un penchant vers la grivoiserie (sans
pour autant que cela tombe dans la vulgarité ou la pornographie).
Mais force est de reconnaître que le trait et les mises en couleurs
de Brunelleschi sont empreints de finesse et de délicatesse. C’est
donc, là, une édition très plaisante.
Par ailleurs, certains extraits de l’Histoire de
ma vie ont fait l’objet d’éditions très particulières.
L’ouvrage de Didier Kihli-Sagola, La
comédie médicale de Giacomo Casanova (édition Thélès,
2005, ISBN 2-84776-420-8 ; fiche
de l’ouvrage sur le site de l’éditeur) n’est pas
simplement une compilation des extraits des mémoires de Casanova
ayant trait à la médecine, aux maladies et aux remèdes. C’est
une mise en perspective par rapport aux connaissances médicales et
usages de l’époque, et un éclairage par rapport aux réalités
cliniques et curatives. Même si vos connaissances médicales sont
squelettiques, n’ayez pas peur de vous plonger dans cet ouvrage
passionnant, car son auteur fait preuve d’un grand didactisme.
Quant au livre Fragments de Mémoires,
de Casanova et Brody Neuenschwander (éditions Alternatives,
2005, ISBN 2-86227-432-1, fiche
du livre sur le site de l’éditeur), il a été un de mes coups
de cœur graphique. Il est constitué d’extraits des Mémoires
de Casanova, sur les pages de gauche, et des travaux graphiques
(calligraphies, collages, etc.) sur les pages de droite. Un exercice
audacieux, original, qui ne laisse pas indifférent : on adore
ou on déteste. Moi, j’adore !
* * * * *
Défis. Ce billet répond aux défis suivants :
Merci pour cette présentation à la fois de l’œuvre et des différentes éditions : il est souvent difficile de s'y retrouver parmi toutes ces éditions plus ou moins complètes et de savoir laquelle conviendrait mieux à nos attentes. Il ne me reste donc plus qu'à lire à mon tour pour découvrir par ses mots Casanova.
RépondreSupprimerL'édition Laffont-Bouquins est vraiment celle à privilégier pour découvrir le texte intégral.
SupprimerLes amateurs qui ont quelques écus en poche guetteront, de leur côté, la publication prochaine d'Histoire de ma vie dans la collection La Pléiade, annoncée - ici et là - pour fin 2012 (elle se substituera à leur édition de 1958-1960).
Merci pour cette participation, Monsieur de C!
RépondreSupprimerJe plussoie: l'édition Laffont Bouquins est la seule, à ma connaissance, à proposer le texte intégral et original. Merci, par ailleurs, pour l'utile précision sur l'édition de La Pléiade.
J'espère que cela attirera des lecteurs vers cette Histoire de ma vie, qui mérite bien mieux que la réputation partiale que lui ont faite des gens qui, probablement, ne l'ont jamais lue en entier.
SupprimerJe possède l'édition Bouquins, que j'ai lue il y a bien longtemps. L'exposition qui s'est tenue à la BNF l'année dernière m'a donné envie de la relire, si bien que j'attends patiemment l'édition de la Pléiade.
RépondreSupprimerLa réputation de Casanova est, en effet, bien réductrice. L'image que j'ai gardé de lui, après avoir lu cette histoire, est celle d'un homme à la curiosité insatiable, qui s'est inéressé à beaucoup de choses.
C'est donc aux amateurs de livres et de belles lettres de contribuer à faire connaître Casanova autrement que sous son étroite réputation d'homme à femmes.
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