jeudi 22 août 2013

Le lion volant

Je crois me souvenir que Les cavaliers (1967) a été ma découverte de Joseph Kessel. Ou Le lion (1958). En tout cas, je les ai lus dans un intervalle de temps très proche.
Mais ce n’est que très récemment que j’ai lu son Vent de sable (Les Éditions de France, 1929), un de ses premiers livres. Attiré par la couverture de l’édition poche (éditions Gallimard, collection Folio, 1997, ISBN 9782070403455), j’ai voulu découvrir ce témoignage, par la plume pas encore au sommet de son art d’un Kessel qui m’envoûtait dans ses romans.


Dans ces années d’après-guerre, des pionniers, « fous » aux yeux de certains et « admirables pionniers » aux yeux d’autres, entreprennent de fonder des lignes aériennes pour le transport du courrier. Des entrepreneurs comme Pierre-Georges Latécoère, des pilotes comme Jean-Mermoz, Antoine de Saint-Exupéry, Henri Guillaumet, en écrivent les premières pages audacieuses et héroïques.

 
Latécoère fonde la Compagnie générale d’entreprises aéronautiques, qui relie Toulouse à Rabat au Maroc en 1919, puis Casablanca, et plus tard Casablanca à Dakar au Sénégal.


Toulouse-Casablanca-Dakar, voilà le parcours de ce Vent de sable. Un parcours qu’effectue Joseph Kessel avec comme pilote Émile « Mimile » Lécrivain (1897-1929), rien moins que le plus ancien pilote de cette ligne, qu’il a officiellement ouverte avec un premier vol commercial le 1er juin 1925.



Kessel a contribué à faire connaître du grand public cette aventure naissante du courrier postal aérien en racontant la captivité puis la libération du pilote Marcel Reine et de l’ingénieur Édouard Serre, capturés en juin 1928 par des Maures de la tribu « nsoumise » des R’Guibat, après que leur avion avait heurté une dune et réduits en esclavage pendant quatre mois.
Sur proposition de Reine et Serre, Kessel obtient de Didier Daurat, chef d’exploitation de cette ligne, l’autorisation de faire un vol Toulouse-Casablanca-Dakar comme passager, ce qui, à l’époque, ne se faisait pas. Un vol en compagnie d’Édouard Serre.




Vent de sable, ce n’est donc pas encore le Kessel grand romancier, mais déjà le Kessel voyageur et reporter.


Et ce récit de voyage en avion aurait été ennuyeux, s’il s’était concentré sur le vol, le bruit du moteur, les odeurs d’huile, les incertitudes de la navigation, la crainte des Maures hostiles qui rançonnent les aviateurs obligés de se poser en catastrophe. Ici, cependant, le lecteur est entraîné dans d’autres scènes, celles des escales et des rencontres humaines auxquelles elles sont propices.
Certes, il y a le désert, qui les menace et les envoûte en même temps. Certes, il y a les tempêtes de sable et les nuits noires.
Mais il y a surtout cette chaîne humaine, pilotes, mécaniciens, opérateurs de TSF (qui, même si elle est « sans fil », constitue un fil ténu liant les équipages volants aux stations au sol) et autre personnel au sol comme les interprètes, chaque maillon tendu vers une exigence première, quasiment obsédante : le transport du courrier et sa livraison à l’heure. A notre époque où nous acceptions que notre courrier n’arrive, à quelques kilomètres de chez nous, que deux ou trois jours après l’avoir posté (nette régression par rapport au « J+1 » presque systématique assuré il y a quelques années), il n’est pas facile de concevoir que ces pilotes étaient tellement investis dans cette mission qu’ils l’accomplissaient au risque de leur sécurité, au péril de leur vie parfois.




Il y a aussi les ambiances de ces escales, de ces oasis non pour chameliers mais pour aviateurs, les locaux techniques de la compagnie, les cabarets de Casablanca (comme celui dans lequel Rick Blaine incarné par Humphrey Bogart traînera son chapeau et son regard brillant, quelques années plus tard, dans le film de Michael Curtiz), les relations parfois difficiles avec les autorités et garnisons espagnoles dans ce Sahara occidental âprement disputé.


Le récit de Joseph Kessel prend une dimension particulière quand on sait que lors du vol qui a suivi ce voyage de Kessel, Émile Lécrivain et son radiotélégraphiste Pierre Ducaud disparaissent en vol, après avoir survolé Mazagan au Maroc, lors d’une liaison Agadir-Casablanca (31 janvier 1929). L’épave de leur Latécoère 26 est retrouvée le 2 février, et la mer rejette un corps (celui de Lécrivain ?) le 23 février, sur le rivage marocain entre Mazagan et Casablanca [source].

Émile Lécrivain

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Quelques pistes pour compléter la lecture de ce Vent de sable.

Une interview de 11 minutes (archives de l’INA, 1967) de Kessel par Pierre Desgraupes sur ce roman.


 

Bien sûr, le Courrier Sud (1929) d’Antoine de Saint-Exupéry, roman contemporain de celui de Kessel, d’inspiration autobiographique, dont le personnage central est un de ces pilotes de la ligne Toulouse-Casablanca-Dakar.



Et, pour jouer en famille ou entre amis, Aéropostale, un jeu d’Olivier Chanry et Michel Pinon, chez Asyncron.

 



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mercredi 21 août 2013

Tout autour de la Terre, seul... ou pas

« Alors on est revenu à pied
À pied tout autour de la terre
À pied tout autour de la mer
Tout autour du soleil
De la lune et des étoiles
À pied, à cheval, en voiture et en bateau à voiles. »

Jacques Prévert, En sortant de l’école

À défaut de l’avoir lu dans un recueil des œuvres de Prévert, vous l’avez peut-être entendu chanté par Yves Montand. Aujourd’hui, c’est à un tour autour de la terre et de la mer, en bateau à voiles, que je vous invite.
Bien connu des livres scolaires d’histoire, Fernão de Magalhães (que nous, francophones, appelons Fernand de Magellan) est souvent cité comme le premier à avoir bouclé une circumnavigation. A tort, puisque son périple personnel s’est achevé funestement à Mactan, une petite île de l’archipel philippin de Visayas ; et c’est sous le commandement par intérim de Juan Sebastián Elcano que la petite vingtaine de premiers hommes à avoir bouclé un tour de monde sont arrivés à Séville.
Rarement cité dans les manuels scolaires, mais figure mythique pour les amateurs de navigation maritime, Joshua Slocum (1844-1909) a réussi la première circumnavigation en solitaire, à bord de Spray, un voilier d’un peu plus de 11 mètres (32 pieds).
 
Quand il entreprend ce voyage au long cours (1895-1898), Slocum – né canadien puis devenu citoyen états-unien – est déjà un marin expérimenté, qui avait navigué notamment une vingtaine d’années dans le Pacifique, de Manille à San Francisco, et de l’Alaska au cap Horn. Mais le déclin de la marine à voile face au développement de la propulsion à la vapeur tend à laisser les hommes comme Slocum à terre. Mais, même à terre, il reste proche de ce milieu maritime ; ainsi, à la fin des années 1880, il travaille dans un chantier naval à Boston.


En 1892, son ami Eben Pierce lui offre Spray, un bateau qui, selon le donateur, avait besoin de quelques réparations. Doux euphémisme, puisqu’il faut à Slocum 13 mois pour réparer Spray, un vieux cotre (sloop) de pêche aux huîtres, abandonné dans un champ. Qu’importe ! Slocum le restaure entièrement et, après avoir essayé – sans succès – de se consacrer à la pêche avec Spray, il change complètement de cap, en se fixant un défi, jamais encore relevé jusque-là et un peu fou aux yeux de ses contemporains : boucler le tour du monde à la voile, en solitaire.



Un défi d’autant plus fou que Spray n’est pas vraiment le genre de bateau taillé pour cela : affronter les océans, notamment dans leurs parages agités des hautes latitudes de l’hémisphère Sud, ce n’est pas la même histoire que de pêcher l’huître dans la baie de Chesapeake.





Slocum a raconté cette circumnavigation dans Sailing Alone Around the World, d’abord paru en feuilleton à New York et Londres dans le Century Illustrated Monthly Magazine, sept. 1899–mars 1900 en 1899-1900, puis en livre en 1900 (en version française : Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres, première traduction en 1939, pour autant que je sache, aux éditions Chiron).



Tout lecteur amateur de mer doit-il se plonger dans ce récit ? C’est l’avis de Stéphane Heuet, qui l’inclut dans sa très sympathique – et très bien illustrée par lui-même – Petite Bibliothèque maritime idéale (éditions Arthaud, 2010, ISBN 978-2-0812-3793-3)


Le récit de Slocum, en 21 chapitres, est un témoignage sans pareil, de première main, sur ce premier tour du monde en solitaire. Les amateurs de ce genre de témoignages y trouveront donc leur compte. Un récit où ne manque pas cette distance qu’apporte l’autodérision (de bonne foi ou par fausse modestie ?, j’ai tendance à pencher, ici, pour la première). Un récit où ne manquent pas, non plus, les épisodes forts, comme celui où Slocum a du mal à sortir du détroit de Magellan, passage à l’intérieur de la Terre de Feu qui évite de devoir doubler le cap Horn ; le navigateur y connaît aussi bien les affres d’une navigation dans des parages dangereux que les dangers qu’y font peser des brigands. D’autres sont touchants, comme la visite qu’il rend, à Upolu dans l’archipel des Samoa occidentales, à Fanny Stevenson, veuve de Robert Louis Stevenson (décédé en décembre 1894) dont Slocum était friand des romans.



Que les amateurs de littérature de voyage ignorants du jargon nautique ou maritime – ou hermétiques, ou réfractaires – se rassurent, ils n’en seront pas noyés. Et ceux qui ont besoin de mettre pied à terre ne seront pas prisonniers d’une embarcation. En effet, Joshua Slocum, bien que naviguant en solitaire, est loin d’accomplir un périple misanthrope. Tout au contraire, ses escales sont l’occasion de rencontres qu’il partage avec ses lecteurs.


Brosse-t-il particulièrement le portrait d’un « monde qui change » ? Peut-être. Mais, en cela, il n’est pas différent des autres voyageurs qui observent le monde à hauteur d’homme. Comme je l’écrivais plus haut, il est lui-même affecté par les changements de son monde, celui de la marine à voile détrônée par la marine à vapeur ; alors, il voit aussi, ailleurs, des évolutions.
Faut-il déceler en Slocum, pour autant, un nostalgique ? Son récit est celui d’un homme qui observe, qui s’observe, et, comme nous le sommes probablement tous (ou en très grande majorité), un homme de son temps. Les gens avides de changements voyaient leur contemporain Slocum comme un tenant du « c’était mieux avant ». Aujourd’hui, l’attachement à une certaine stabilité est loué par ceux qui trouvent que le monde va trop vite, et peut-être dans le mur. Tant qu’à lire Slocum, lisons-le sans vouloir trop le juger.
La solitude lui avait-elle tant pesé que son cerveau vagabondait hors des chemins de la raison ? En lisant qu’il pensait que le pilote de la Niña, un des navires de Christophe Colomb, était à son bord pour tenir la barre, on pourrait se laisser aller à le laisser penser ; mais, tant qu’à inviter un ami imaginaire, mieux vaut qu’il ait du talent !

Dédié à « the one who said: ’The Spray will come back’ (à celui qui a dit : « Le Spray reviendra »), Récit maritime et terrestre, d’un voyage solitaire de 46.000 milles nautiques (plus de 85.000 km) peuplé de rencontres, ce Sailing Alone Around the World est une borne dans l’histoire de la navigation et de la littérature de mer. Il inspirera, entre autres, Bernard Moitessier qui baptisera son propre bateau, un ketch, Joshua.


Alors, devez-vous lire ce livre ? Seule votre envie pourra répondre à cette question. S’obliger à le lire, en traînant les pieds, pour pouvoir ensuite clamer « J’ai lu Slocum ! » serait, à mon sens, la pire des décisions.

Slocum, lui, ressentait trop l’appel du large pour rester à terre. En novembre 1909, à 65 ans, il met cap au Sud, vers l’Orénoque. Personne ne le reverra jamais.



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samedi 10 août 2013

Retour à Tombouctou

L’actualité brûlante au Mali a ramené, voici environ un an, la ville de Tombouctou sur le devant de la scène. Les reportages sur la destruction du patrimoine religieux (musulman) par des intégristes (musulmans) ont soulevé l’indignation d’une opinion publique qui, jusque-là, aurait probablement bien eu du mal à dire quelques mots de Tombouctou. Je ne crois pas que les pays « occidentaux » aient beaucoup de leçons à donner quant à la destruction de patrimoine historique, et religieux en particulier, que ce soit dans nos pays (nous ne sommes pas vraiment étrangers aux « guerres de religion », ni aux « guerres civiles » ou aux « reconquêtes qui détruisent du patrimoine de « l’autre ») ou dans les pays que nous avons « envahis », « colonisés », etc. - chacun trouvera le mot qui lui semble le plus adapté.
Toujours est-il que la destruction des Bouddhas de Bamyan, en Afghanistan, en 2011, ou celles de mausolées à Tombouctou en 2012 ont entraîné des protestations dans une grande partie du monde.
Tombouctou, inscrite depuis 1988 au Patrimoine mondial par l’UNESCO, s’est même retrouvée portée, en 2012, dans la triste liste du patrimoine mondial en danger.

Je n’irai pas claironner, pour ma part, être un grand connaisseur de cette ville, ni même y avoir jamais mis les pieds en touriste. Mais, à tout le moins, elle m’était connue par des reportages, des livres, dont des récits de voyage d’hier et d’aujourd’hui. Et le Voyage à Tombouctou de René Caillié y a une part importante. Ma jeunesse et mon adolescence avaient été nourries de lectures d’aventures, réelles ou romanesques, de Jack London à Henri de Monfreid en passant par René Frison-Roche.



C’est il y a environ trente ans que j’ai croisé la piste de René Caillié, dans une édition de poche de son récit, en deux tomes, trouvée chez un bouquiniste. Les deux livres semblaient avoir vécu une vie trépidante avant d’atterrir entre mes mains, et j’étais donc un nouveau maillon dans la chaîne de leurs lecteurs. Ma culture de l’Afrique se limitait alors à quelques bouts de ce continent découvert par mes lectures, par la télévision ou les projections ciné des reportages de « Connaissance du monde ».
Je ne vais pas répéter ici ce que j’ai déjà écrit, il y a quelque temps déjà, dans d’autres colonnes de lablogosphère. Je me contenterai de dire que j’ai finalement relu ce Voyage à Tombouctou. Et je l’ai redécouvert en y retrouvant les éléments qui m’avaient marqués lors de ma première lecture : l’énergie qui brûle en René Caillié pour le conduire jusqu’à cette ville méconnue, et même interdite, ses espoirs et ses désespoirs, les ruses auxquelles il doit recourir pour s’en approcher et finalement y entrer en avril 1828.


Et ce n’était pas un mince exploit. À titre d’indice, rappelons les dix mille francs de récompense offerts à Paris, en 1824, par la Société de géographie au premier non-musulman qui entrerait dans Tombouctou… et à en revenir vivant pour en faire le récit ! Un marin états-unien, Robert Adams, avait prétendu, en 1812, être entré dans cette ville interdite ; mais son récit présentait trop d’incohérence dans ses descriptions de Tombouctou pour qu’on s’accorde à la croire. En août 1826, l’Écossais Alexander Gordon Laing, officier du Royal African Colonial Corps, entre dans Tombouctou après avoir traversé le Sahara du nord au sud, malgré embûches et combats (il perd sa main droite suite à une embuscade de Touaregs) ; mais il est tué peu après, probablement le jour même où il quitte la ville. Son « exploit » n’ayant pas été totalement effacé par celui de René Caillié, une plaque fut apposée, en 1903, par les autorités françaises sur la maison que Laing avait occupée à Tombouctou pendant près de quarante jours.



René Caillié a voyagé vers Tombouctou en partant de la côte occidentale africaine. À ce sujet, il faut souligner qu’il aurait pu, par malchance, ne jamais arriver à Saint-Louis, et donc ne jamais entrer à Tombouctou. En effet, Caillié part une première fois de France fin avril 1816, embarqué à Bordeaux sur un navire d’une flottille de cinq bateaux, dont la frégate Méduse que son échouage sur le banc d’Arguin, un peu plus de deux mois plus tard, au large des côtes africaines, rendra dramatiquement célèbre. Ne réussissant pas à se faire engager dans l’expédition britannique menée par le major Gray partant à la recherche de Mungo Park, un Écossais disparu avec ses accompagnateurs pendant une descente d’exploration du Niger, Caillié, très déçu, part pour les Antilles, puis rentre en France.
En 1818, il est de retour au Sénégal, cherchant cette fois à entrer dans l’expédition qui vise à secourir… le major Gray, prisonnier du roi du Boundou. Expédition qui vire à l’échec. Nouveau retour en France.
Jamais deux sans trois. Caillié revient encore au Sénégal en 1824, bien décidé à pénétrer au cœur de cette Afrique mystérieuse et dangereuse que l’on a fini par surnommer « la tombe de l’homme blanc ».
Et pour cela, il se donne bien des moyens pour réussir. Comme il l’explique avec ses propres mots, il s’immerge d’abord dans la culture locale, vivant plusieurs mois avec des Maures de Brakna (dans l’actuelle Mauritanie), s’imprégnant des coutumes et apprenant des bases d’arabe et du Coran, puis travaillant comme « surintendant » dans une plantation britannique d’indigo dans l’actuelle Sierra Leone. Enfin, en avril 1827, il s’incorpore à une caravane mandingue qui démarre de Kakondy (aujourd’hui Boké, en Guinée-Bissau), prétextant être Abd Allahi, un Alexandrin musulman qui veut rentrer chez lui après avoir été enlevé par les troupes bonapartistes (il fallait oser ce genre de bluff biogéographique !). Son périple se fait d’abord vers l’Est, parfois ralenti par la maladie (ainsi, il reste cinq mois arrêté à Timé), puis s’infléchit vers le Nord, jusqu’à Djenné. Là, il embarque sur le fleuve Niger jusqu’à Cabra, le port de Tombouctou. Après un an d’épreuves, il touche enfin au but, et entre à Tombouctou le 28 avril 1828.




C’est donc Caillié qui fut considéré comme le premier non-musulman à entrer dans Tombouctou, et remporta la récompense de la Société de géographie. Pourtant, dans son récit, j’ai été frappé par ce poids qui semble lui tomber sur les épaules lorsqu’il voit la réalité de Tombouctou : rien de merveilleux à ses yeux, mais une ville presque quelconque. Rien à voir avec la ville splendide dont le portrait avait été dessiné par les récits merveilleux de Léon l’Africain ou de Paul Imbert. Ce n’est plus, à ce moment-là, qu’une petite bourgade aux maisons branlantes, écrasée de chaleur et de sécheresse, et à la maigre végétation. Entrer à Tombouctou valait-il vraiment les souffrances endurées à l’aller et celles qui l’attendent, assurément, au retour ?




Après deux semaines à Tombouctou-la-décevante, Caillié repart. Direction plein nord, cette fois, avec une caravane qui traverse le Sahara. De Tanger, au Maroc, Caillié rentre en France, et à Paris où l’accueille le fondateur de la Société de géographie, Edme-François Jomard. Celui-ci aide Caillié à rédiger son Voyage à Tombouctou et à Jenné en Afrique centrale, ouvrage publié en 1830, en trois volumes. Même si ce récit est un succès éditorial, il n’empêche pas les expressions de ses contradicteurs, tant ceux qui mettent en doute sa véracité (dont les Anglais) que ceux qui lui reprochent de s’être converti à l’Islam, ou même d’en avoir simplement fait semblant.
Caillé meurt en 1838, épuisé par toutes les épreuves qu’il aura traversé au cours de sa courte vie : il n’a qu’un peu plus de 38 ans.



Cette aventure de René Caillié et le récit qu’il en fait sont intéressants à plusieurs titres. D’abord, parce qu’au lieu d’une expédition en groupe, avec armes et porteurs, c’est une expédition individuelle, préparée par cette immersion dans les mœurs maures. Ensuite par ce récit riche, souvent touffu, parfois clinique, parfois lyrique. Caillié partage avec son lecteur ses espérances, ses désillusions, ses fatigues, ses fièvres, les vexations et les tracasseries dont il est aussi la victime. Une aventure jusqu’au bout de lui.

Si le voyage de Caillié vers Tombouctou n’a pas encore fait, à ma connaissance, l’objet d’une adaptation ciné ou télé, il y a au moins un reportage de 26 minutes qui s’en est emparé : René Caillié, le livre des sables (Les films du Horla, 2001, réalisation de Patrick Cazals). Ne l’ayant pas vu pour l’instant, je ne pourrai rien en dire ici.
En revanche, je souhaite remette en avant la superbe et libre interprétation en bande dessinée par l’association de Jean-Denis Pendanx (dessin) et Christophe Dabitch (scénario) : les deux tomes d’Abdallahi (éditions Futuropolis, 2006, ISBN 2-75480-013-1 et 2-7548-0070-0).


C’est une libre interprétation en ce sens que qu’elle se ne place pas sur le plan du reportage qui aurait suivi Caillié tout au long de son périple, mais elle nous invite à entrer en Caillié, pour nous faire vivre ce voyage de l’intérieur et ce voyage intérieur. Là où le texte de René Caillié était presque détaché, cette BD donne de la profondeur, de l’humanité, qu’elle soit lumineuse ou sombre. Le traitement des images, en couleurs directes, ne se contente pas d’être photographique, mais apporte une réelle expression et impression, faisant ressentir au lecteur tant la poussière que l’attente, l’eau que l’abattement, la chaleur que le désespoir.


Tout en nous donnant à voir l’Afrique du début du XIXe siècle, ces deux tomes d’Abdallahi nous amènent à explorer tout ce dont Caillié ne nous parle pas directement. Comme si Pendanx et Dabitch avaient exploré l’âme de Caillié pendant que celui-ci explorait ces terres interdites (vous pouvez regarder, à ce sujet, une interview des auteurs). À force de mentir aux autres par nécessité, Caillié a-t-il fini par se mentir à lui-même ?
En lisant ces deux tomes d’Abdallahi, j’ai cru déceler une double déception, dans le parcours de René Caillié : il rêvait d’une cité fabuleuse (puisque interdite), mais il n’a découvert qu’une Tombouctou quelconque, terne ; alors lui, le fils de bagnard, resterait-il toujours prisonnier de cette marque familiale infamante dont il espérait peut-être se laver dans Tombouctou la magnifique ?
Abdallahi se révèle un poignant voyage au cœur de l’Afrique et au cœur de l’homme.



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Le point sur le défi "Récit de voyage"

Le défi Récit de voyage court jusqu’en décembre 2013. Il s’agit de publier des billets sur des récits de voyage (y compris carnets de voyage, livres photographiques, etc.), que ces récits soient de la plume de celui qui a réalisé le voyage en question, ou que de soit un essai ou une relation du voyage de quelqu’un d’autre, pour autant que ce voyage soit réel et non imaginaire.
Ce défi comporte 3 catégories :
  • Randonneur : 2 livres
  • Baroudeur  : 5 livres
  • Explorateur : 10 livres

Je vise le niveau Explorateur.



Voici les récits sur lesquelles j’ai publié des billets, pour l’instant :
  1. René Caillié, Voyage à Tombouctou et à Jenné en Afrique centrale (1830)
  2. Joshua Slocum, Sailing Alone Around the World (1899-1900)
  3. Joseph Kessel, Vent de sable (1929) 
  4. Luis Sepúlveda (textes) et Daniel Mordzinski (photos), Últimas noticias del sur (2011) / Dernières nouvelles du sud (2012) 
  5. Ka’oha nui, carnet de voyage aux îles Marquises, deSébastien Lebègue (2010)






mercredi 31 juillet 2013

Requiem sans grandes pompes

La quatrième de couverture promettait : « Meurtres, kidnappings, complots, tableaux mystérieux... Une intrigue vertigineuse au cœur de l’œuvre de Paul Cézanne, entre Paris et Aix-en-Provence. Une plongée bouleversante dans le monde de l’art et les secrets de la création. [...] Dans Requiem pour Cézanne, Bertrand Puard concilie la force des romans du XIXe siècle avec l’intensité des thrillers contemporains ».
Je ne suis pas né de la dernière averse, qu’elle soit parisienne ou provençale, et il y a longtemps que je ne me fie plus aux élans dithyrambiques des quatrièmes de couverture des romans. À de rares exceptions près, ce sont des publicités qui frôlent le mensonger. Mais, comme il se trouve toujours des lecteurs pour se pâmer – en toute bonne foi – après avoir lu ces romans, un éditeur pourrait toujours se retrancher derrière leurs témoignages pour défendre la sincérité de sa publicité.



Comme je suis de plus en plus difficile à satisfaire en matière de romans policiers, j’abordais ce Requiem pour Cézanne, de Bertrand Puard (éditions Belfond, 2006, ISBN 2-7144-4258-7) sans en attendre le vertige promis. Je me disais, tiens, pourquoi pas une escapade à la Belle Époque, à un moment où l’art pictural bouillonne, entre l’impressionnisme qui a encore du mal à être reconnu, et le cubisme tout juste naissant ?
De retour de cette escapade, le bilan est mitigé. Et je crois que je vais pouvoir recycler ce que j’ai déjà écrit sur pas mal de « polars historiques ». Pour faire simple : côté « ambiance d’époque », le client – moi, en l’occurrence – en a à peu près pour son argent ; côte « intrigue policière », l’idée est assez originale, mais le traitement me laisse tiède.

Les personnages sont tellement conformes à ce qui est devenu un canon du polar historique que je n’arrive plus à m’y laisser prendre. L’héroïne est une jeune femme écrivain, qui écrit des romans policiers mais aussi une biographie de Cézanne, et qui travaille comme serveuse dans un café mais sans toucher de salaire (elle n’encaisse que des pourboires) pour pouvoir se mêler, quand elle le veut, aux conversations des peintres qui fréquentent l’estaminet en question. Elle entretient des relations (professionnelles) qui ont des hauts et des bas avec un éditeur. Sa logeuse est, comme il se doit, une mégère. Mêlée à une affaire mystérieuse, elle aide un agent des « brigades du Tigre » récemment créées, qui l’aide en retour, mais aucun des deux ne livre à l’autre tout ce qu’il ou elle sait. Sans oublier le nouveau voisin de palier de la donzelle, artiste sculpteur mais qui a un secret. Et le rentier états-unien devenu mécène d’art, dont on se demande quel jeu il joue. Et les fonctionnaires du ministère de la culture, totalement incompétents pour déceler ceux qui, à l’avenir, verront leur peinture éblouir le monde entier. Et les sbires du Grand Méchant, capables de dézinguer trois personnes pour camoufler un secret, mais pas de dessouder cette jeune femme fouineuse.
Au final, cela me donne l’impression de quelque chose de très calibré, au parfum d’artifice.

Reste que le roman ouvre la porte à quelques réflexions sur le petit monde de l’art, sur l’ouverture – ou la fermeture – d’esprit des institutions (musées, etc.), des collectionneurs, des marchands, à l’émergence de styles nouveaux, parfois en rupture avec ce qui précédait. Mais pas au point de se révéler « une plongée bouleversante dans le monde de l’art et les secrets de la création ».

Au total, je n’ai pas été pris de vertige, ni n’ai ressenti « l’intensité d’un thriller contemporain » (quoique, dans ce genre littéraire-là, il y ait aussi des soupes franchement tièdes !). Une lecture finalement gentillette, qui ne me laissera pas un souvenir indélébile, ni même durable.


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lundi 29 juillet 2013

Les Indes (pas trop) vénéneuses

An 1606 de l’Hégire (milieu de notre XVIIe siècle). L’empire moghol de Shâh Jahân est probablement à son apogée sur le plan culturel, mais sur le plan de politique intérieure et de relations avec ses voisins, les tensions – voire les conflits – ne manquent pas. Et, plus encore que les Portugais ou les Hollandais avant eux, et les Français après eux, les Anglais entreprennent de s’implanter dans le paysage commercial et politique de l’Inde.
Voilà, en quelques mots, le contexte du roman Le camée anglais de Madhulika Liddle (éditions Piquier Poche, 2013, 978-2-80970917-9 ; version originale : The Englishman's Cameo, 2008). Je ne suis pas familier de l’empire moghol de cette période, m’étant plus intéressé à l’Inde de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ce roman me semblait pouvoir constituer une porte d’entrée à ma curiosité.



Mission à peu près accomplie en ce qui concerne l’ambiance générale. Comme dans beaucoup de « polars historiques », l’auteur arrive ici à rendre vivante la ville de Dilli (que nous appelons Delhi), ses palais, ses marchés, ses boutiques, ses jardins, et toute l’humanité qui la peuple. Je ne saurais dire si c’est exact, ni même seulement vraisemblable, mais au moins, ça a du corps.
En corollaire, comme dans beaucoup de polars historiques écrits par des gens qui sont (ou semblent être) des historiens ou, en tout cas, passionnés d’une période qu’ils veulent faire partager à leurs lecteurs, c’est encore l’intrigue qui pèche ici par sa faiblesse, sa tiédeur. Quelques meurtres (un notable, une courtisane de haut vol) posent les bases, l’accusé premier – évidemment sympathique – est bien sûr innocent mais il faut le prouver, vraies pistes et fausses pistes se mêlent pour soutenir un peu le suspense, mais, au final, ça ne m’a pas vraiment pris aux tripes. Cocktail finalement classique de malversations et, il fallait s’en douter, de grenouillages d’agents anglais (le titre du roman ne ment pas…). Même la galerie des personnages en arrive à être sans surprise : un noble un peu excentrique qui joue les détectives, son beau-frère heureusement chef de la police (ce qui lui permet d’avoir des tuyaux bienvenus), le batelier qui sert de relais avec le petit peuple, les administrateurs provinciaux qui volent dans les caisses, etc.

Cette escapade moghole a donc été une lecture facile, mais pas du genre à me donner envie de m’accrocher au livre pour le dévorer en étant saisi par le suspense.


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dimanche 28 juillet 2013

Enquêtes en babouches

C’est avec The Janissary Tree (2006 ; publié en français sous le titre Le complot des janissaires, 2007, éditions Plon, 10/18, collection Grands détectives, ISBN 978-2-259-20316-6) que j’ai découvert la série de polars historiques écrite par Jason Goodwin. Puis, j’ai poursuivi avec Le mystère Bellini (2010, éditions Plon, 10/18, collection Grands détectives ISBN 978-2-264-05071-7 ; en version originale, The Bellini Card, 2008) et, tout récemment, avec Mauvais œil (2012, éditions Plon, 10/18, collection Grands détectives, ISBN 978-2-259-21016-4) ; An Evil Eye en VO, 2011).


Cette série, ou tout au moins les 3 romans que j’en ai lus, sur les 4 publiés pour l’instant, m’a accroché à la fois par son décor et par ses personnages.

Son décor est l’empire ottoman dans le premier tiers du XIXe siècle. La « Sublime Porte » est, alors, à une époque paradoxale de son histoire. Elle n’est plus, loin s’en faut, la grande puissance méditerranéenne qu’elle a été aux siècles précédents : de plus en plus de territoires sous son contrôle ont secoué le joug ottoman, certains obtenant même leur indépendance (la Grèce, par exemple) ou se comportant comme tels (l’Égypte) ; qui plus est, les caisses de l’État sont vides. Le voisin russe ne cache pas ses appétits pour les territoires turcs, et la Turquie doit se trouver des protecteurs européens (la France, le Royaume-Uni) pour s’en protéger. Un secours qui lui fait perdre d’autres territoires, qui passent sous le contrôle de ces « chers » alliés. Pourtant, d’un autre côté, c’est aussi la période où l’Empire ottoman entame une évolution forte (certains parlent de « modernisation ») de son administration, de son armée, etc. Ce qui ne manque pas d’engendrer des dissensions, au sein de la société ottomane, entre tenants de la « tradition » et tenants de la « modernité ». Ce décor est donc un terreau favorable aux intrigues, tant domestiques que diplomatiques, des salons du harem aux boutiques des souks, des couloirs du palais aux venelles populeuses.


Quant à ses personnages, c’est une foule bigarrée à l’image de cette ville que nous peint Goodwin. Et le premier d’entre eux n’est pas le moins surprenant. Hachim (Yashim, en VO), le « héros » de cette série – le détective, comme il se doit, dénoueur des intrigues pour le compte du Palais – n’est autre qu’un eunuque. Homme qui n’en est plus tout à fait un, il peut se glisser partout, y compris au cœur du harem, dans les appartements réservés aux femmes. Pleinement turc, il sait sentir le pouls qui bat dans la ville. Homme de culture, il est également capable de côtoyer, voire d’affronter, les représentants des puissances étrangères.
Parmi ces derniers, Stanislaw Palewski, étonnant représentant diplomatique d’une Pologne qui, de fait, n’existe pas, dépecée qu’elle a été entre Russie, Prusse et Autriche, mais qui s’accroche à son idée d’une Pologne réunifiée. Hicham et Palewski forment un étonnant duo, l’un travaillant pour le vizir d’un État en plein bouleversement, l’autre pour un pays qui espère un avenir.
Et derrière ce duo de premier-plan, une riche distribution de rôles. Personnages savoureux, du sultan aux vendeurs d’eau, des favorites du sultan aux courtisanes, des officiers turcs aux officiers russes, des lettrés aux proxénètes.
Istanbul est alors à la fois un décor et un acteur kaléidoscopiques, et cette richesse se retrouve ailleurs, comme à Venise où l’une des enquêtes (Le mystère Bellini) conduit Hicham.

Les trois romans que j’ai lus partagent cette ambiance riche, ces galeries de personnages attachants (même ceux que l’on s’attache à détester), ces intrigues dans le palais et hors du palais, sans pour autant que j’y aie trouvé des redondances ou des similitudes marquées. Un dépaysement bien sympathique.


Le bémol vient plutôt des intrigues elles-mêmes, et de la façon dont elles sont conduites et contées. Leurs fins me semblent précipitées, presque bâclées, avec une avalanche d’informations arrivant tardivement et éclairant, tout à trac, ce que le lecteur n’avait pu comprendre jusque-là. Pas tout à fait comme dans les romans d’Agatha Christie, mais pas loin (et comme je ne suis pas client des romans d’Agatha Christie…). Le complot des Janissaires me semble, en cela, le moins bon des trois ; Le mystère Bellini moins brouillon, même s’il reste touffu ; quant à Mauvais œil, les éléments « géopolitiques » de son intrigue ont réussi à garder mon attention jusqu’au bout, même si ce bout est, lui aussi, plutôt précipité.




Autre bémol, plus anecdotique, et sous forme de question : pourquoi certains auteurs de polars se sentent-ils obligés de faire de leurs personnages des gastronomes qui cuisinent – ou se font expliquer des recettes – trois ou quatre fois par roman ? Cela me paraissait sympathique quand j’avais découvert, dans les années 1980, le détective privé né sous la plume de Manuel Vázquez Montalbán, Pepe Carvalho, fine bouche et cordon bleu. Mais, à force d’en croiser dans les romans (la série des Nero Wolfe de Rex Stout ; les Stanley Hastings par Parnell Hall ; les Nicolas Le Floch de Jean-François Parot), la BD (la série Tony Chu détective cannibale de Rob Guillory et John Layman ; l’Agent de la National de Sampayo et Schiaffino), le cinéma (Blind Detective, de Johnny To), je dois dire que ça me lasse un peu.



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