mardi 31 décembre 2013

(Fl)ânerie cévenole

Passé à la postérité pour les chefs-d’œuvre que sont son roman Treasure Island / L’Île au trésor (1883) et sa nouvelle The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde / L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886), Robert Louis Stevenson est également bien connu des amoureux des randonnées pédestres, surtout en France, grâce à ses Travels with a Donkey in the Cévennes / Voyage avec un âne dans les Cévennes (1879).



Ces « travels », devenus seulement « voyage » en passant de l’anglais (ou de l’écossais, Stevenson étant natif d’Édimbourg) au français, sont autant singuliers que pluriels.
Singuliers, parce que c’est le périple d’un homme seul, accompagné d’une seule bête de bât, l’ânesse Modestine. Singuliers, parce que c’est l’occasion pour Stevenson, encore jeune (il n’a pas 30 ans) et pas encore célèbre (il ne publiera L’île au trésor que 5 ans plus tard), de faire déjà le point sur lui-même, sa vie, ses amours malheureuses. Singuliers, parce que c’est la lecture d’une romancière française, George Sand, qui donne l’envie à cet auteur écossais de découvrir l’Auvergne. Singuliers, parce que c’est surtout après la mort de Stevenson que ce récit de voyage va connaître la notoriété.
Pluriels, parce qu’ils sont une découverte géographique d’une contrée restée rude, mais aussi un cheminement historique dans les souvenirs des persécutions des Protestants (en particulier pendant la « guerre des Camisards » au début du XVIIIe siècle). Pluriels, parce que le récit que Stevenson tire de son voyage de moins de deux semaines mêle des textes écrits sur le moment – le journal de son périple – et des textes écrits plus tard – les précisions historiques sur l’écrasement du soulèvement protestant.



Balade poétique, réflexion spirituelle, ce Voyage avec un âne dans les Cévennes, en douze jours et trente lieues, se lit au pas d’un homme que rien ne presse et au rythme d’une ânesse qui ne dément pas la réputation d’entêtement de ces animaux auxquels il est toutefois difficile de ne pas s’attacher.

À ceux qui ont déjà lu le récit de Stevenson, comme à ceux qui ne l’ont pas encore lu (et le liront peut-être, ou peut-être pas), je conseille l’adaptation en bande dessinée, due à Juliette Lévéjac (éditions De Borée, 2013, 978-2-8129-0747-0). Son trait élégant et jovial sert de très belle manière l’ouvrage originel ; j’aurais toutefois préféré que le texte fût, par moments, moins présent, et laissât un peu plus de place à la flânerie et à la contemplation.



Les plus déterminés pourront mettre leurs pas dans ceux de Stevenson en suivant le chemin de grande randonnée 70 (GR70), explicitement dénommé « chemin de Stevenson ». Au besoin, ils bénéficieront des conseils de l’association Sur le chemin de Robert Louis Stevenson pour préparer leur voyage.




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jeudi 19 décembre 2013

Un fusil, un chien, une caravane, une plume

Quand Mille femmes blanches de Jim Fergus était paru en 2000 (traduction en français de One Thousand White Women: The Journals of May Dodd, 1998), je l’avais sciemment ignoré. Non pas sur un a priori négatif ou un manque d’intérêt pour le sujet, mais parce que le battage médiatique sur ce livre avait eu sur moi l’effet inverse de ce qu’il était censé produire : le rejet épidermique. Je n’ai donc pas fais connaissance avec ce Jim-là à cette époque.
Mais, si je n’ai toujours pas lu Mille femmes blanches, j’ai récemment découvert, avec grand plaisir, l’écriture de Jim Fergus grâce à son récit A Hunter's Road : A Journey with Gun and Dog Across the American Uplands (1992). Le titre de la traduction française, Espaces sauvages (Le Cherche midi, 2011, ISBN 978-2-7491-1132-2 ; fiche sur le site de l'éditeur), par sa sobriété, nous fait perdre le sens du titre original qui est, pour une fois, un bon indice du contenu.



Mes premières lectures de récits de chasse, fictionnels ou pas, ont été – pour autant que je m’en souvienne – des grands classiques comme La gloire de mon père (1957) de Marcel Pagnol, Tartarin de Tarascon (1872) d’Alphonse Daudet, Dersou Ouzala (1921) de Vladimir Arseniev (porté au grand écran par, entre autres, Kurosawa Akira en 1975), ou des ouvrages moins connus comme Peuples chasseurs de l’Arctique (1966) de Roger Frison-Roche.
Par la suite, c’est un genre qui ne m’a pas vraiment attiré, à part sous forme de documentaires télévisés sur des sujets spécifiques, comme la chasse du loup avec un aigle par les nomades des steppes asiatiques, et encore, sous un angle plus ethnographique que directement cynégétique.

En partant ainsi pour 5 mois avec son chien Sweetzer, son fusil et sa caravane pour un périple de 27.000 km à travers près de la moitié des États des États-Unis, pour tirer 21 espèces d’oiseaux emblématiques (et autorisées à la chasse !), Jim Fergus réalise son rêve d’adolescent. Et, pas égoïste, il m’a happé, au passage, dans son voyage, surtout par le ton qui l’imprègne de bout en bout. Ni apologie de la chasse ni réquisitoire contre cette activité, ce livre ne cherche pas à convertir le lecteur en chasseur ni en militant anti-chasse. Il souligne, sans chercher à donner des leçons mais sans dissimuler les responsabilités, les changements des paysages et des écosystèmes sous la pression de l’agriculture céréalière, de l’élevage, de la foresterie, l’ambiguïté des sociétés de chasse qui promeuvent le développement de leur activité (et donc de la mortalité sur les espèces chassées) tout en négociant avec les groupes forestiers ou industriels pour qu’ils préservent des habitats de ces espèces.


Jim Fergus mêle habilement le récit de ses parties de chasse, avec une touche d’autodérision que l’on imagine bien lu, en voix off, par un Jean Rochefort au mieux de sa forme, des considérations sur la gestion des espaces « naturels » aux États-Unis, et surtout des portraits qui font l’essentiel de la saveur de ce livre. Biologistes spécialistes de la gélinotte, guides de chasse au service de crétins (osons le mot) venus se couper de leur vie professionnelle en tuant quelques volatiles, romanciers et poètes de l’Amérique dite « profonde », amis de longue date perdus de vue et retrouvés à l’occasion de ce voyage, serveuses de bars à chasseurs, impossible de s’ennuyer en croisant tous ces personnages du quotidien et, en même temps, plus grands que nature.

Même si vous n’avez ni chien ni fusil, n’hésitez pas à suivre la piste de Jim Fergus !

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L’ouvrage du même Jim Fergus, The Sporting Road: Travels Across America in an Airstream Trailer – With Fly Rod, Shotgun, and a Yellow Lab Named Sweetzer (St. Martin's Press, 2000, ISBN 978-0-312-24245-9) semble une édition révisée / augmentée de son Hunter’s Road. Ce titre a le mérite d’une truculence particulière : La route de chasse et de pêche : voyages à travers l’Amérique dans une caravane Airstream – avec canne à mouche, fusil, et un labrador jaune nomme Sweetzer.



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lundi 16 décembre 2013

Le besoin d’une frontière ?

C’est une ébouriffante leçon de géographie que j’ai prise à la lecture d’Aux frontières de l’Europe de Paolo Rumiz (éditions Hoëbeke, 2011, ISBN 9782842304027 ; éditions Gallimard, collection Folio n°5410, 2012, ISBN 9782070447527). C’était ma première rencontre avec cet auteur prolifique, à la fois journaliste et écrivain et, en l’occurrence, voyageur. Grand voyageur, même. Mais pas une leçon de cette géographie réductrice à laquelle les enseignements scolaires peuvent nous cantonner, géographie de cartes austères et de chiffres qui ne le sont pas moins. Autant « la carte n’est pas le territoire », autant les chiffres ne sont pas les gens. Et ce voyage en compagnie de Paolo Rumiz est un voyage de géographie roborative, humaine, vivante. Bien loin du cloisonnement artificiel entre disciplines, cette géographie-ci se mêle d’histoire, de sciences naturelles, d’économie, de linguistique, et de tout un tas d’autres ingrédients qui se refusent à entrer dans des cases.


Paolo Rumiz a suivi, dans son périple, les frontières orientales de l’Europe. De l’Europe d’aujourd’hui, précisons-le, principalement prise dans son sens « conglomérat de pays rassemblés dans l’Union européenne ». Du Nord au Sud, de ce côté-là, de la frontière Finlande / Russie à la frontière Bulgarie / Turquie, de mer de Barents à mer Noire, on parle tout de même d’environ 6.000 km. En gros, c’est le double de la distance Paris-Moscou, ou bien la distance Paris-New York. Mais, plus que de distances, chiffrées, on parle ici de territoires aux noms qui sonnent beau, comme la Livonie, la Mazurie, la Bessarabie, ou encore la Courlande que Jean-Paul Kauffman avait rappelée à la mémoire de ses lecteurs. Des noms de territoires souvent emportés dans le tourbillon de l’Histoire, déchiquetés par les appétits impérialistes, remodelés par d’impitoyables et inhumains vainqueurs de guerres, écrasés sous les rouleaux compresseurs des totalitarismes. Des territoires dont les frontières ne doivent souvent rien à la géographie physique, aux fleuves, aux reliefs, mais tout au poids des conflits. Des frontières qui, aujourd’hui, séparent parfois des espaces où règne d’un côté la liberté de circuler et de l’autre le carcan d’une bureaucratie grisâtre et toute puissante.

(carte tirée de l'ouvrage)

Pourtant, le récit de Paolo Rumiz n’est pas un tableau d’une désespérante noirceur. Parce qu’il est bâti non pas sur la relation de ses pas, de ses déplacements en taxi ou en train, mais sur ses rencontres. Bien évidemment, chacune de ses rencontres n’a pas la prétention d’être représentative de tous les habitants de sa contrée ; mais chacun de ces rencontres, par les anecdotes qu’elle fait vivre à Paolo Rumiz et qu’il nous livre ensuite avec ses mots, constitue un bout de ce kaléidoscope foisonnant et, plus souvent qu’à son tour, surprenant : de l’éleveur de rennes au clerc ancien membre des forces spéciales russes, de l’orphelin déboussolé sortant de prison à la grand-mère qui cuisine ses blinis, des contrebandiers à la petite semaine aux douaniers kafkaïens, des orthodoxes schismatiques aux juifs, tenants de religions presque disparues de ces endroits. Quelques fantômes, aussi, ceux de peuples massacrés ou déplacés, et dont l’absence se lit en creux.



En lisant Rumiz, comment ne pas comprendre que certains puissent être attachés aux frontières ? Mais pas une frontière-mur, un repoussoir chargé de tenir « les autres » à distance. Plutôt une frontière-porte, de ces portes que l’on a plaisir à passer pour aller voir de l’autre côté. Une frontière à la fois repère d’identité et invitation à la découverte. Ce que les accords de Schengen ont fait tomber en partie et dont Paolo Rumiz nous aide à comprendre le manque, en se (et nous) confrontant aux frontières encore existantes, à ces marges orientales de « notre » Europe.

En lisant Rumiz, je m’interrogeais aussi, justement, sur « notre » Europe : tout européen (au sens politique) convaincu que je sois, ai-je vraiment plus de points communs avec un Lituanien (« européen », lui aussi) qu’il n’en a avec un Biélorusse (« non européen ») ? Que partageons-nous vraiment, nous, « Européens », qui soit plus solide qu’une monnaie pas tout à fait unique et un drapeau que nous ne brandissons, avouons-le, presque jamais ? Je n’ai pas de réponse à ma propre question.

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Pour accompagner le texte de Paolo Rumiz, n’hésitez pas à regarder les photographies de son amie Monika Bulaj, qui était à ses côtés pendant ce voyage aux frontières de l’Europe :
http://www.monikabulaj.com

Et plongez-vous dans les 4 articles publiés, suite à ce périple à deux regards, dans Courrier international en 2009. Et l’interview de Paolo Rumiz dans ce même Courrier international, en juillet 2011 : « Le cœur de l’Europe bat à l’Est ».


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