lundi 15 octobre 2012

Quand le rire tue

Une musique carillonnante, un moine et un novice sur leurs mules, un monastère aux allures de forteresse perché sur une colline dénudée balayée par un vent glacial. Voilà ce qui me vient immédiatement à l’esprit à propos du Nom de la rose. Oui, je le reconnais, comme probablement beaucoup de gens, c’est le film de Jean-Jacques Annaud qui a influencé ma façon de « voir » l’univers de ce roman.



J’ai pourtant lu le roman d’Umberto Eco (Il nome de la rosa, 1980) à sa publication en traduction française (1982), donc plusieurs années avant que le film n’arrive sur grand écran (1986). Mais les images que mon esprit avait fait naître lors de la lecture du roman n’étaient pas aussi marquantes, aussi définies, bien sûr, que celles que le film m’a, d’une certaine manière, imposées. Et, au fil du temps, j’ai gardé en tête les images offertes par le film, plutôt que celles nées de la lecture.
Comme avec la majorité des œuvres littéraires adaptées au cinéma, il y a des débats passionnés – mais pas toujours passionnants – pour savoir si le réalisateur a trahi l’auteur. Pour ma part, je savoure autant le roman Le nom de la rose que le film Le nom de la rose. Non pas par souci de ne pas trancher entre les deux, mais parce que j’apprécie sincèrement ces deux œuvres, pour ce qu’elles sont l’une et l’autre.



Le roman d’Umberto Eco est largement plus qu’un roman policier, et le fait que j’ai choisi ce roman pour participer à des défis littéraires sur les polars ne signifie pas que je réduis ce roman à ce seul aspect.
Bien sûr, Guillaume de Baskerville et son esprit acéré et déductif ne manquent pas de nous faire penser à un Sherlock Holmes en robe de bure, et ce Nom de la rose, avec ses morts quasi inexplicables, ses faux coupables et ses vrais cerveaux du crime, est tout de même un sommet du roman à énigmes. Néanmoins, il ne se limite pas à un whodunnit médiéval avec un moine-enquêteur comme Ellis Peters a su en écrire par douzaines sur le frère Cadfael.

Umberto Eco nous plonge dans une intrigue qui dépasse, et de loin, les querelles foncières ou familiales que résout Cadfael le Gallois. Ici, il est question ni plus ni moins que de fondements théologiques, de la nature de l’homme, de son libre-arbitre et de son droit au rire.
Ou de la manière de recherche la vérité, que celle-ci soit Absolue ou pas. Plusieurs siècles après les temps du Nom de la rose, on appliquait encore la question dans les procédures judiciaires. Rien de tel pour trouver les « vrais » coupables qu’une « bonne » séance de brodequins. L’Inquisition, dans sa recherche de la vérité, n’emploie pas vraiment les méthodes intellectuelles de Guillaume de Baskerville (pourtant ancien inquisiteur lui-même) ; Bernardo Gui, ce n’est pas Les Experts :Vatican !
Ou encore – et , peut-être, surtout – du savoir, de sa conservation, et de sa transmission. Y a-t-il des savoirs autorisés et d’autres, interdits et, dans ce cas, qui en décide ? Peut-on conserver – dans une bibliothèque, par exemple – aussi bien des savoirs autorisés que des savoirs interdits ? Jusqu’au peut-on aller pour décider qui a droit de savoir quoi, ou de penser quoi ?
Et, pour ceux qui en doutaient encore, les chamailleries entre Franciscains et Dominicains, ou la chasse aux sorcières menée avant tant de zèle par l’inquisiteur, ne sont, finalement, que l’expression, hypocritement habillée des oripeaux de la religion, d’appétits bien plus terrestres, qu’ils soient ceux du pouvoir séculier ou ceux de la chair (féminine ou pas).




Les moines dont Umberto Eco a peuplé son monastère ne déplairaient pas ni à Rabelais, pour les plus jouisseurs d’entre eux, ni à Machiavel, pour les plus retors. Et Jean-Jacques Annaud et ceux qui ont travaillé à la distribution des rôles pour le film (Gianni Arduini, Dominique Besnehard, Celestia Fox, David Rubin, Sabine Schroth et Lynn Stalmaster) ont réussi à transformer ces portraits de papier en une formidable galerie de « gueules ».





Mais ce Nom de la rose n’est pas un roman que l’on aborde les mains dans les poches. L’érudition de l’auteur transparaît dans ses mots, ses phrases, ses pages. Les arguties théologiques ou aristotéliciennes ne sont pas de la gnognotte, pas plus que les énigmes symboliques, astrologiques et alchimiques. Quant à ceux, dont je suis, qui ne manient pas le latin comme une langue courante, ils devront s’armer d’un dictionnaire latin-français et d’une grammaire latine, si tant est que cela puisse les aider vraiment, ou perdre une partie du roman ; certains passages du livre, écrits en latin, ne sont pas traduits dans une langue compréhensible par le commun des lecteurs. Ce qui engendre un petit sentiment de frustration : que perd-on, en tant que lecteur, à ne pas comprendre ces passages-là ? Sont-ils de simples clins d’oeil (comment dit-on « merde pour celui qui lit », en latin?) ? Des recettes de cuisine ? Apportent-ils un niveau de connaissance qui n’est accessible qu’à l’élite des latinophones ? Je dois reconnaître que mes capacités de latiniste de collège et de lycée n’étaient pas assez affûtées pour que je surmonte ces obstacles-là.
Les lecteurs anglophones avaient eu droit, dès 1987, à un ouvrage éclairant le roman, incluant une introduction au roman, des éléments de compréhension sur le Moyen âge, les théories philosophiques et littéraires, une chronologie, des notes sur les événements et personnages historiques, et, atout fort bienvenu, la traduction de l’ensemble des textes en latin (The Key to The Name of the Rose, Including Translations of All Non-English Passages, par Adele J. Haft, Jane G. White, et Robert J. White, University of Michigan Press).


Pour savourer le livre, il convient également que le lecteur soit plutôt à l’aise avec la géométrie en trois dimensions et l’architecture. Sinon, il risque d’être encore plus perdu que Guillaume de Baskerville et son candide Adso de Melk, dans les coins et recoins de l’abbaye et le labyrinthe de la bibliothèque, et déçu, voire écœuré, de ne pas saisir les finesses des beautés architecturales dont Umberto Eco se fait le chantre.
Cette bibliothèque est, pour toute personne sensible aux livres, à la fois un régal et un cauchemar. Le régal de la savoir si riche, comme le carrefour des connaissances de cette époque et des héritages des époques antérieures. Le cauchemar de l’imaginer proie des flammes, sous les yeux impuissants de Baskerville. Ces deux aspects sont, à mes yeux, plutôt bien rendus dans le film, même si le fait d’avoir donné une forme concrète à cette bibliothèque lui fait perdre la nature presque magique, changeante, déroutante, mystérieuse et dangereuse, presque vivante et carnivore (comme le ventre de la baleine ?), qu’elle semble avoir dans le roman. Une partie des intérieurs du film a été tournée à l’abbaye d’Eberbach, ancien monastère cistercien dans la région allemande de Hesse, où la police allemande était chargée de protéger livres et manuscrit pendant le tournage !




Se plonger dans la lecture du Nom de la rose peut être une expérience heureuse ou malheureuse. Pour les plus gourmands d’érudition, pour ceux capables d’avaler les plats les plus riches, ce pourrait être la montée directe au Paradis. Pour les amateurs de livres foisonnants mais préférant une certaine fluidité du discours, ce pourrait être un pèlerinage à Compostelle, en enchaînant les étapes de montagne et les montagnes de plaine, les efforts et les réconforts. Pour les réfractaires à l’étalage d’une culture profonde qui frôle parfois la pédanterie, ce roman pourrait se révéler un véritable étouffe, chrétien, voire une montée au Golgotha. Alors, élévation ou calvaire, Le nom de la rose ne peut laisser indifférent. J’ai fait partie de ces pèlerins qui ont parfois souffert sur le chemin, et qui sont arrivés au bout, les pieds fatigués mais la tête réjouie.


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 Défis. Ce billet répond aux défis suivants :

 

4 commentaires:

  1. Très beau billet, Monsieur de C.
    J'ai dans les rayonnages de ma bibliothèque (non loin des oeuvres du Professeur Eco et également dans la pile des "à lire") un "Apostille au Nom de la rose" : connais-tu ce petit livre ?

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  2. Il est vrai que j'aurais pu citer l'Apostille dans mon billet ; c'est là qu'Umberto Eco apporte des éclairages sur ce qui l'a guidé dans l'écriture du Nom de la rose et, plus largement, il ouvre des réflexions sur l'écriture d'une œuvre littéraire.

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  3. Réponses
    1. C'est une pépite pour certains, un vulgaire caillou pour d'autres. A chacun son appréciation du filon !

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