C’est peut-être
parce que Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803) était
officier d’artillerie que l’idée d’un champ de bataille me
vient à l’esprit en lisant ses Liaisons dangereuses
(1782). Ou peut-être parce que j’ai déjà entendu cette métaphore
à propos de ce roman.
Quoi qu’il en soit, m’étant replongé
dans ce roman à l’occasion de ces défis littéraires, c’est
bien cette image qui m’est (re)venue en tête. Une bataille dans
les mots, les cœurs et les corps, à la fin de laquelle la plaine
est jonchée de cadavres, ceux du camp prétendument vainqueur comme
ceux du camp défait.
Tout comme les guerres
dites « en dentelles » n’étaient pas moins
impitoyables ou meurtrières que celles en des siècles précédents
ou suivants, ce chassé-croisé en séducteurs et séduits, même
vêtus de dentelles, va faire mordre la poussière à plus d’un, au
sens figuré comme au sens propre. Ici, il s’agit d’une guerre
dont les prétextes sont tout aussi vains que ceux des guerres entre
rois : la volonté de venger un honneur bafoué, l’appétit de
briller au firmament, l’avidité du pouvoir sur les autres. Et,
comme à la guerre, on ne se livre pas toujours bataille de puissance
à puissance, mais par mercenaires interposés, chargés de ruiner un
petit État voisin, pour l’exemple.
Hélas, certains mercenaires
ont leurs propres rêves de gloire, qui peuvent leur faire oublier
l’objet premier de leur mission. Alors on manœuvre, on parade, on
bombe le torse, on fait donner le tambour, tout en complotant dans
les arrière-cours des chancelleries. Rodomontades des militaires et
duperies des diplomates, jusqu’au jour à c’est le canon qui
tonne, fauchant indifféremment les rêves de vengeance, les appétits
de puissance, et les bonheurs simples.
Un des problèmes des
Liaisons dangereuses, à mon avis ? Être un de ces
livres inclus dans un programme scolaire de littérature au lycée.
Pourquoi y vois-je un problème ? Parce qu’il me semble que
cela donne aux livres ainsi « « étudiés en classe »
la double dimension d’un ouvrage dont la lecture est obligatoire et
d’un ouvrage dont il faut se colleter le décorticage en règle et
l’interprétation en grande partie imposée. Autant je suis
favorable à inciter les gens à lire (et à lire tous azimuts, si
l’envie leur en vient), autant placer la lecture dans ce carcan
obligatoire me paraît de nature à faire passer certaines personnes
à côté du plaisir qu’elles auraient pu trouver à lire ce même
livre dans des conditions différentes. J’ai même cru comprendre
que certains, des années plus tard, souffraient encore de leur
rencontre avec La princesse de Clèves, au point de vouloir,
excès inverse, la bannir du champ de l’enseignement ou de la
culture générale, sous prétexte qu’elle n’est pas « utile ».
Or, même sans ce poids
de l’obligation scolaire, Les liaisons dangereuses, ça peut
déjà avoir un effet « ça passe ou ça casse »,
déclencher des applaudissements à tout rompre ou des sifflets
stridents. La structure de ce roman est touffue, les intrigues se
croisent et se décroisent, le langage peut être un frein à la
fluidité de la lecture, et le caractère formel de ces échanges de
correspondance peut empêcher de voir, derrière les formules de
politesse et la lenteur née des répétitions, la vivacité et la
violence de ce qui se trame.
Car, contrairement aux
souvenirs de campagne que pourrait publier un grand officier, et qui
donnerait, au travers du regard de ce témoin unique, une vision
d’ensemble de la guerre qu’il vient de mener, Les liaisons
dangereuses sont des mémoires polyphoniques. Autant d’acteurs,
autant de perspectives, autant de langages, autant de vérités ou de
mensonges. Et c’est au lecteur de retrouver la mélodie principale
dans ce chœur parfois dissonant de confidences sincères, d’aveux
chattemites, d’exigences à peine voilées. Il faut prendre le
temps de s’imprégner de ces lettres, de leurs mots, qui dessinent
le portrait, parfois en creux, parfois en relief, de ces sept
personnages-auteurs, certains à l’avant-plan, d’autres plus
effacés. Dans la naïveté ou la duplicité, la vertu ou le vice, la
fougue ou la retenue, mais d’une certaine façon, dans un certain
aveuglement qui fait qu’aucun d’entre eux ne semble voir la
tragédie qui approche.
Quant au libertinage
des uns ou des autres, il est ici présenté sous un jour plutôt
sombre. Qu’il est loin le libertinage jouisseur généreux,
fulgurant, irrévérencieux, impie, que brosse Bertrand Tavernier
dans Que la fête commence ! (1975). On est plutôt dans
le cynisme glacial du Ridicule (1996) de Patrick Leconte.
A tant vouloir le
séparer du cœur, des sentiments, il n’est, dans ces Liaisons
dangereuses, que calculs cyniques, manipulations, trahisons,
comme si un Valmont ou une Merteuil ne pouvaient tirer du plaisir pour
eux-mêmes que dans le déplaisir des autres, trompés, forcés,
conquis et abandonnés. Au point que Valmont se trouve désarmé par
ses propres sentiments, peut-être si nouveaux et, à tout le moins,
si dangereux pour lui : ils sont si tendres qu’ils ne peuvent
être que faiblesse, faiblesse de l’amour minant la force de son
orgueil.
Les libertins de
Choderlos de Laclos ne veulent pas bousculer la société ; au
contraire, ils veulent continuer à en faire partie, derrière le
masque de la respectabilité, façon Mme de Merteuil, ou auréolé de
la gloire de l’irrésistible séducteur, à la Valmont. Certains
lecteurs, attirés par la réputation sulfureuse de ce roman (au
moins à l’époque de sa publication), pourraient être étonnés
du fait que les scènes licencieuses en sont à peu près totalement
absentes. C’est que le libertinage y est plutôt cérébral,
justement parce qu’il est porté par ces désirs de vengeance et de
pouvoir, et non par l’hédonisme souriant ou la gourmandise – ou
les excès – de la chair.
Alors, plus que la
perversion ou la débauche, ce sont finalement les apparences et le
conformisme social qui abattront le vicomte de Valmont et la marquise
de Merteuil, chacun d’eux frappé derrière son masque. En fait de
liberté, ces libertins-là meurent enfermés derrière les murs du
labyrinthe froid et sans issue qu’ils ont contribué à bâtir.
Que penser, alors, du
message de Choderlos de Laclos, dans ce roman sous-titré « Lettres
recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de
quelques autres » ? Faut-il, d’ailleurs, chercher un
message particulier, dans ces Liaisons dangereuses ?
D’autres que moi s’y sont essayé, s’interrogeant sur
l’ambiguïté de l’œuvre, sur son sens moral ou politique.
Pamphlet à charge contre une aristocratie cynique ? Ouvrage
moralisateur ? Fantaisie libertine ? Attaque subreptice
contre le conformisme, les faux-semblants, l’hypocrisie de la
respectabilité ? Plaidoyer pour un changement de la condition
et du statut de la femme dans la société ?
Lisez-les, et
faites-vous votre propre opinion !
Les éditions de ce
livre ne manquent pas, des plus abordables financièrement (au format
de poche) aux plus anciennes, particulièrement recherchées par les
bibliophiles. L’édition de la Pléiade (Gallimard, collection
Bibliothèque de la Pléiade, n° 6, 2011, ISBN 9782070119370, basée
sur une édition de 1787), outre sa belle présentation et ses
compléments fort éclairants pour le lecteur (notes, critiques,
illustrations, etc.), présente l’insigne avantage de compter 1040
pages, et, donc, d’entrer dans le champ du Défi des Mille !
Mais des éditions
comptant moitié moins de pages n’en sont pas plus mauvaises.
Alors, que chacun fasse selon ses goûts et sa bourse. Sans oublier
que les médiathèques et bibliothèques publiques permettent d’y
accéder à tout petit prix, voire gratuitement ; il ne faut
donc pas se priver de goûter à ces Liaisons dangereuses,
même si c’est pour dire, sans détour, « ce livre n’est
vraiment pas fait pour moi ».
* * * * *
Je vous donne
rendez-vous dans un prochain billet, pour parler des adaptations
cinématographiques qu’en ont faites Stephen Frears avec Les
liaisons dangereuses (1988) et Miloš
Forman avec Valmont (1989).
En attendant ce
billet-là, vous devez faire le détour par le blog de Delit
Maille, pour y découvrir une autre forme d’adaptation, « un
petit Arty Délit littéraire en costume d’époque » :
Arty Délit tricote tes Liaisons Dangereuses. C’est inventif et
hilarant !
Défis. Ce billet répond aux défis suivants :
* * * * *
Défis. Ce billet répond aux défis suivants :
Vous venez de faire mon bonheur du jour (voire de la semaine) ! Non seulement vous êtes le premier à évoquer dans le cadre du challenge Les Liaisons dangereuses, cet incontournable du roman libertin, mais vous le faites merveilleusement bien et intelligemment. Je connaissais le rapprochement avec la carrière militaire de Laclos, mais n'avais jamais lu d'article traitant si longuement de cet aspect.
RépondreSupprimerPour l'obligation scolaire, j'ai eu la chance (apparemment, c'en est une) d'y échapper (l'avantage de ne pas être française) et de découvrir ce roman par moi-même il y a quelques années : depuis, je l'ai relu à de nombreuses reprises et ma passion pour cette œuvre ne s'est jamais démentie (je crois que ça s'est compris aux premières lignes de mon commentaire... J'ai tendance à m'emporter quand il est question de ce chef-d’œuvre)
Bravo et surtout merci pour cet article ! J'ai hâte de lire les deux suivants.
Merci pour le compliment !
RépondreSupprimerJ'ai essayé d'écrire un billet qui ne se contente pas de répéter la structure du roman, ses "épisodes", etc. Tout cela peut se trouver sur le net ou dans des livres qui décortiquent l’œuvre. J'ai préféré m'attacher à des aspects plus généraux, et notamment à ce côté "triste" du libertinage ainsi exposé : le cynisme, le mépris et, finalement, un certain mal-être ou malheur de ces libertins, assez éloigné de ce libertinage joyeux dépeint dans d'autres œuvres littéraires, ou dans des tableaux de l'époque.
Pour les adaptations cinématographiques, je compte écrire un billet unique sur les deux films.
J'ai lu le roman il y a fort longtemps, mais j'ai eu l'occasion d'en voir une adaptation en pièce il y a quelques mois qui m'a donné bien envie de le relire, avec un oeil sans doute neuf du fait des années qui se sont écoulées.
RépondreSupprimerCe qui me frappe dans les quelques romans libertins que j'ai relus ces derniers temps (Crébillon fils en particulier), c'est que les libertins sont prisonniers de codes, alors qu'on pourrait les en croire affranchis,et donc constamment dans l'hypocrisie.
J'ai eu la chance de découvrir le roman par moi-même et de ne pas l'étudier en classe. Si je suis dégoûtée des auteurs étudiés pour le bac de français, je dois néanmoins quelques découvertes littéraires à des profs. Je crois que tout dépend de la façon dont les oeuvres sont abordées et de la personnalité des profs.
Je pense, moi aussi, que c'est le paradoxe de ces libertins-là, ou, tout au moins, le portrait que ces auteurs en brossent : prétendant briser le carcan de la morale, mais se forgeant eux-mêmes un nouveau carcan parce qu'ils veulent, malgré tout, rester pleinement membres de cette société en dehors de laquelle ils ne seraient plus rien.
SupprimerDe ce fait, je me demande si ces auteurs peignent les libertins tels qu'ils étaient vraiment, ou fustigent plus généralement, à travers ces exemples particuliers, l'hypocrisie de la société dans son ensemble, comme, plus tôt, Molière fustigeait les faux dévots.