mercredi 24 octobre 2012

De plume et de loi

Au milieu du XVIIIe siècle, les demi-frères Henry et John Fielding ont marqué de leur talent la littérature anglaise et, de leur volonté réformatrice, la justice londonienne.
Je parlerai de Henry Fielding (1707-1754) plus en détail dans un autre billet, tout particulièrement pour une partie de son œuvre littéraire, dont le roman Tom Jones, porté à l’écran par Tony Richardson (1963), avec Albert Finney dans le rôle principal. Aujourd’hui, je vais plutôt donner un coup de lampe sur John Fielding (1721-1780), que j’ai découvert voici quelques années non pas dans un livre d’histoire sur la justice de la Couronne britannique, mais à travers de romans policiers, dont il est question plus bas dans ce billet.



Depuis 1749, Henry Fielding, jusque là surtout connu comme homme de lettres (il a écrit une quinzaine de pièces de théâtres et une demi-douzaine de romans), officie comme juge au tribunal sis au n°4 de Bow Street, près de Covent Garden, dans le quartier de Westminster, à Londres, et John est son assistant personnel à compter de 1750. Sous l’impulsion de Henry, les bases de la première « vraie » force de police londonienne sont posées en 1749, force dont les agents (ils ne sont que 6, dans un premier temps !) reçoivent alors le surnom de Bow Street Runners. Les Fielding développent également de nouvelles façons de travailler, établissant par exemple un grand registre des criminels connus, tout en œuvrant à la prévention de la criminalité et à l’éducation des jeunes gens.



Lorsque Henry, malade, quitte son poste en 1754, c’est John qui devient le magistrat en chef à Bow Street, un poste qu’il tiendra jusqu’à sa mort en 1780. Et pendant toutes ces années, ce juge qui a perdu la vue à 19 ans après un accident en service dans la marine, Henry Fielding, sera « The Blind Beak of Bow Street », incarnation vraiment aveugle d’une justice qui essaie d’être plus juste.


C’est donc par des « polars historiques » que j’ai découvert John Fielding, le juge aveugle de Bow Street. Ceux de la série écrite par le journaliste et écrivain états-unien Bruce Alexander (de son vrai nom Bruce Alexander Cook, 1932-2003). En l’occurrence, 11 romans dont le personnage principal est John Fielding, publiés entre 1994 et 2005 ; 8 d’entre eux sont parus en en traduction française aux éditions 10-18, collection Grands détectives, ce qui les met à la portée d’à peu près toutes les bourses (ils sont au format de poche) et des lecteurs non anglophones.



J’ai été enthousiasmé par les premiers romans de cette série, tant pour le style d’écriture d’Alexander que pour la tension de ses intrigues. J’ai apprécié tout particulièrement sa façon de faire de la ville de Londres elle-même non pas un simple décor, mais une sorte de personnage des romans à part entière.
Pourtant, par la suite, je me suis senti moins accroché. Peut-être par lassitude d’avoir englouti trop de romans policiers, « historiques » ou pas, et donc de ne plus apprécier que les plats les plus relevés, les intrigues les plus surprenantes, me laissant penser que toutes les autres étaient fades. Illusion gastronomique, ou véritable fadeur, l’intégralité de la série m’a laissé, globalement, le souvenir de romans malheureusement inégaux, du point de vue de leurs intrigues « policières » respectives. Autant le portrait de divers aspects de la vie londonienne à cette époque se tient plutôt bien, d’un roman à l’autre, autant certaines intrigues sont assez tièdes, au point qu’elles n’ont pas gardé mon intérêt particulièrement éveillé et que j’ai fini par lire ces livres en diagonale.



Comme je l’ai déjà exprimé par ailleurs, pour avoir été, pendant des années, un très grand consommateur de romans policiers, et de « policiers historiques » en particulier, j’ai fini par trouver que beaucoup de séries finissent par tourner en rond, cuisinant toujours la même tambouille tout en essayant de la faire passer pour variée en changeant quelques ingrédients anecdotiques. Et même que les polars historiques sont rarement de bons polars, qui tombent souvent dans le travers de vouloir donner des cours d’histoire et de vie quotidienne « d’époque » sans que cela se fonde bien dans le récit.
Pour les romans de Bruce Alexander, nous échappons au moins à ce travers du « cours d’histoire » plaqué sur le récit policier. Et je lui tire mon chapeau d’avoir su rendre Londres si vivante, dans toute sa diversité. Puisque John Fielding est aveugle, c’est par les yeux de son assistant (fictionnel) Jeremy Proctor que Bruce Alexander, manifestement très bien documenté dans les mémoires et autres témoignages contemporains des Fielding, nous plonge dans la ville. Salles du tribunal, hôtels particuliers, quais, théâtres, lieux de débauche en tous genres, prison de Newgate, potence de Tyburn, gentlemen, domestiques, ouvriers, filles de joie, colons des Amériques, armateurs négriers, forment un kaléidoscope jamais ennuyeux.



Et le juge Fielding ne manque pas d’expliquer au jeune Proctor (et, donc, au lecteur) les maux qui rongent la société londonienne, dont la pauvreté qui pousse au crime ou à la prostitution, et ses espoirs de changer un peu la donne, à la mesure de ses moyens.

Le juge aveugle apparaît dans une autre série de romans, dus, cela à la plume de Deryn Lake (14 titres dans la série originelle, dont 8 traduits en français et publiés à la librairie des Champs-Élysées et aux éditions du Masque, Collection Labyrinthes). Ces romans ont pour personnage principal un apothicaire, John Rawlings (il serait l’inventeur de l'eau gazeuse), résolvant des énigmes criminelles, notamment à Londres pour le compte de John Fielding.



Mais les décors des aventures de Rawlings dépassent Londres pour courir dans les contrées avoisinantes ou plus lointaines, une variété qui peut apporter de la fraîcheur à la série en évitant de tourner en rond dans Londres mais qui, paradoxalement, fait perdre un peu de cohérence à l’ensemble. En outre, les intrigues des romans de cette série m’ont laissé le souvenir d’être très inégales, tirées par les cheveux, et parfois artificielles avec leurs cortèges de fausses pistes et faux coupables.



La télévision s’est également emparé des personnages de John et Henry Fielding, avec la série City of Vice. Produite pour la chaîne Channel 4, diffusée en 2008, écrite par Clive Bradley and Peter Harness et réalisée par Justin Hardy (3 épisodes) et Dan Reed (2 épisodes), elle a bénéficié des conseils de l’historienne britannique Hallie Rubenfold, dont les travaux universitaires ont porté, entre autres, sur la prostitution et autres affaires « de mœurs » dans l’Angleterre du XVIIIe siècle.


La mise en image de ces aspects sombres du XVIIIe siècle n’était pas inconnue de Justin Hardy, puisqu’il avait participé à la réalisation de documentaires sur les bas-fonds des temps « georgiens », Georgian Underworld (2003) ; quant à Dan Reed, il est le réalisateur, l’auteur et le producteur de divers documentaires sur des sujets historiques et contemporains, et le réalisateur de plusieurs épisodes de la série policière Lewis / Inspecteur Lewis.
Henry Fielding est incarné par Ian McDiarmid, que les amateurs de Star Wars connaissent sous les traits de Palpatine ; tandis que c’est Iain Glen qui s’est glissé dans la peau de John Fielding, après avoir joué, entre autres, dans des séries comme MI-5, Downton Abbey ou Game of Thrones.


Meurtres de prostituées, crimes dans le milieu homosexuel, réseau de prostitution infantile, guerre de gangs d’immigrants irlandais, la série City of Vice mérite bien son titre et n’explore pas les salons dorés et feutrés. Et les hommes des juges Fielding eux-mêmes ne dont pas dans la dentelle, eux pour qui la fin (pas toujours heureuse) semble justifier les moyens (pas toujours délicats). Mais, si les sujets des enquêtes sont violents ou scabreux, leur traitement dans la série n’est ni voyeur ni complaisant (finalement, c’est peut-être le titre de la série qui constitue l’élément le plus racoleur).


En parlant de moyens, ceux du budget de la série ne semblent pas être mirifiques, mais leur modestie est contournée, assez habilement (le recours aux simulations de Londres en 3D à partir du plan dressé par le cartographe du XVIIIe siècle John Roque, par exemple), pour éviter que les scènes d’extérieur ne paraissent faites de bouts de chandelle et de carton-pâte.
Malheureusement limitée à 5 épisodes, cette série est typique de celles qui vous font regretter que les télévisions françaises soient incapables, dans leur grande majorité, de produire un divertissement « historico-romanesque » qui soit autre qu’empesé dans un langage artificiel censé faire « d’époque » (pas facile d’avaler les premiers épisodes de la série des enquêtes de Nicolas Le Floch, par exemple), ou, au contraire, tout aussi artificiellement « modernisé » en faisant parler les croquants comme des « caillera » de banlieues (je ne sais plus trop si c’est dans Les chants de Mandrin ou dans Rani que ce procédé fumeux a été employé), ou encore martyrisé par l’Attila de l’adaptation du roman populaire en téléfilm, Josée Dayan.
La série échappe aussi à la loi des quotas « sociaux » ou « ethniques ». Reflet de temps de domination « masculine » et « blanche », elle n’introduit pas artificiellement un inspecteur de police féminin ou « issu des minorités visibles ».



Pour tout cela, et pour l’intérêt des scénarios de chaque épisode, inspiré des mémoires de Henry Fielding, cette série est de celle qui mérite l’attention des amateurs d’enquête policière et des recoins sombres du siècle dit « des Lumières ».

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Pour être complet, j’ajouterai que c’est le compère Thomas B. qui, le premier, avait attiré mon attention sur cette série, par son billet Les condés des Lumières– Part 1: Police and Thieves.


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 Défis. Ce billet répond aux défis suivants :


 

2 commentaires:

  1. J'ai souvent croisé les romans de Bruce Alexander en librairie, mais j'ignorais que son héros était un personnage historique réel. Ca me donne bien envie d'essayer.
    J'aime aussi beaucoup les polars historiques et il est vrai qu'ils se transforment en cours d'histoire au détriment de l'intrigue ou, au contraire, privilégient l'intrigue auquel cas le contexte historique est limitée à une toile de fond pour faire exotique. Le bon dosage entre les deux n'est pas évident à trouver.

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    1. Le bon dosage est effectivement un art difficile.

      Le report d'explications en notes infrapaginales est un peu artificiel, et fait bêtement hocher la tête pendant la lecture. Le report dans des notes de fin de livre, tout aussi artificiel, oblige à des aller-retour, et fait secouer la tête.

      Inclure trop d'informations dans le récit ou dans les dialogues peut étouffer le lecteur. Ne pas en inclure fait prendre le risque de laisser le lecteur sur le bord de la route si le contexte est très "exotique" (dans le temps, dans le lieu, dans la culture).

      Il m'arrive d'apprécier les préfaces ou les postfaces qui apportent des éléments de compréhension de manière plus "rédigée" que des simples notes sur du vocabulaire ou des personnages.

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