C’est une ébouriffante leçon de géographie que j’ai prise à la lecture d’Aux frontières de l’Europe de Paolo Rumiz (éditions Hoëbeke, 2011, ISBN 9782842304027 ; éditions Gallimard, collection Folio n°5410, 2012, ISBN 9782070447527). C’était ma première rencontre avec cet auteur prolifique, à la fois journaliste et écrivain et, en l’occurrence, voyageur. Grand voyageur, même. Mais pas une leçon de cette géographie réductrice à laquelle les enseignements scolaires peuvent nous cantonner, géographie de cartes austères et de chiffres qui ne le sont pas moins. Autant « la carte n’est pas le territoire », autant les chiffres ne sont pas les gens. Et ce voyage en compagnie de Paolo Rumiz est un voyage de géographie roborative, humaine, vivante. Bien loin du cloisonnement artificiel entre disciplines, cette géographie-ci se mêle d’histoire, de sciences naturelles, d’économie, de linguistique, et de tout un tas d’autres ingrédients qui se refusent à entrer dans des cases.
Paolo Rumiz a suivi, dans son périple, les frontières orientales de l’Europe. De l’Europe d’aujourd’hui, précisons-le, principalement prise dans son sens « conglomérat de pays rassemblés dans l’Union européenne ». Du Nord au Sud, de ce côté-là, de la frontière Finlande / Russie à la frontière Bulgarie / Turquie, de mer de Barents à mer Noire, on parle tout de même d’environ 6.000 km. En gros, c’est le double de la distance Paris-Moscou, ou bien la distance Paris-New York. Mais, plus que de distances, chiffrées, on parle ici de territoires aux noms qui sonnent beau, comme la Livonie, la Mazurie, la Bessarabie, ou encore la Courlande que Jean-Paul Kauffman avait rappelée à la mémoire de ses lecteurs. Des noms de territoires souvent emportés dans le tourbillon de l’Histoire, déchiquetés par les appétits impérialistes, remodelés par d’impitoyables et inhumains vainqueurs de guerres, écrasés sous les rouleaux compresseurs des totalitarismes. Des territoires dont les frontières ne doivent souvent rien à la géographie physique, aux fleuves, aux reliefs, mais tout au poids des conflits. Des frontières qui, aujourd’hui, séparent parfois des espaces où règne d’un côté la liberté de circuler et de l’autre le carcan d’une bureaucratie grisâtre et toute puissante.
(carte tirée de l'ouvrage)
Pourtant, le récit de Paolo Rumiz n’est pas un tableau d’une désespérante noirceur. Parce qu’il est bâti non pas sur la relation de ses pas, de ses déplacements en taxi ou en train, mais sur ses rencontres. Bien évidemment, chacune de ses rencontres n’a pas la prétention d’être représentative de tous les habitants de sa contrée ; mais chacun de ces rencontres, par les anecdotes qu’elle fait vivre à Paolo Rumiz et qu’il nous livre ensuite avec ses mots, constitue un bout de ce kaléidoscope foisonnant et, plus souvent qu’à son tour, surprenant : de l’éleveur de rennes au clerc ancien membre des forces spéciales russes, de l’orphelin déboussolé sortant de prison à la grand-mère qui cuisine ses blinis, des contrebandiers à la petite semaine aux douaniers kafkaïens, des orthodoxes schismatiques aux juifs, tenants de religions presque disparues de ces endroits. Quelques fantômes, aussi, ceux de peuples massacrés ou déplacés, et dont l’absence se lit en creux.
En lisant Rumiz, comment ne pas comprendre que certains puissent être attachés aux frontières ? Mais pas une frontière-mur, un repoussoir chargé de tenir « les autres » à distance. Plutôt une frontière-porte, de ces portes que l’on a plaisir à passer pour aller voir de l’autre côté. Une frontière à la fois repère d’identité et invitation à la découverte. Ce que les accords de Schengen ont fait tomber en partie et dont Paolo Rumiz nous aide à comprendre le manque, en se (et nous) confrontant aux frontières encore existantes, à ces marges orientales de « notre » Europe.
En lisant Rumiz, je m’interrogeais aussi, justement, sur « notre » Europe : tout européen (au sens politique) convaincu que je sois, ai-je vraiment plus de points communs avec un Lituanien (« européen », lui aussi) qu’il n’en a avec un Biélorusse (« non européen ») ? Que partageons-nous vraiment, nous, « Européens », qui soit plus solide qu’une monnaie pas tout à fait unique et un drapeau que nous ne brandissons, avouons-le, presque jamais ? Je n’ai pas de réponse à ma propre question.
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Pour accompagner le texte de Paolo Rumiz, n’hésitez pas à regarder les photographies de son amie Monika Bulaj, qui était à ses côtés pendant ce voyage aux frontières de l’Europe :
http://www.monikabulaj.com
Et plongez-vous dans les 4 articles publiés, suite à ce périple à deux regards, dans Courrier international en 2009. Et l’interview de Paolo Rumiz dans ce même Courrier international, en juillet 2011 : « Le cœur de l’Europe bat à l’Est ».
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