dimanche 15 septembre 2013

L’aiguillon vers l’avenir

Je n’ai jamais mis une semelle de chaussure, un pied de cheval ou une roue de moto en Mongolie. L’envie ne m’en manque pas, mais le voyage ne s’est pas encore fait, si ce n’est au travers de livres, de photos, de reportages télévisés. Un de mes guides dans ce genre de voyage est l’écrivain Galsan Tschinag, que j’avais découvert grâce aux éditions Picquier, et à mes deux premières lectures de récits sous sa plume, Belek, une chasse dans le Haut Altaï, et La fin du chant.
Avec Die Karawane (1997 ; La caravane, publié en français aux éditions L’esprit des péninsules en 2006, et chez Picquier Poche en 2011, ISBN 978-2-8097-00328-3), c’est un voyage très particulier que Galtsan Tchinag nous raconte. Le récit en est d’autant plus particulier que Tschinag est à la fois l’organisateur de ce voyage et son narrateur.


Mais le mot « voyage » est trop faible. Plus qu’un récit de voyage, c’est un récit de migration d’un peuple. Mais pas une migration saisonnière dont les peuples nomades sont coutumiers. Ni une de ces migrations forcées, bien hypocritement appelées « déplacements de populations », conséquences de guerres ou d’« épurations ethniques » (expression immonde qui laisse penser que certains constituent des impuretés).
Cette « caravane » d’hommes, femmes, enfants, chevaux et chameaux, c’est celle par laquelle Galsan Tschinag ramène une partie de son peuple, les Mongols Touvas, jusque dans leur territoire d’origine, le district de Tshengel dans le Haut-Altai, le plus occidental des 21 districts de Mongolie. Tschinag s’était fait cette promesse à lui-même, pour « corriger », à sa manière, la dispersion territoriale dont les Touvas avaient été les victimes pendant l’ère sombre du communisme en Mongolie.



Le livre est fort, et dérangera peut-être certains lecteurs, non seulement par sa structure mais également par le ton de l’auteur.
La première moitié du livre replace le lecteur dans le contexte historique, géographique, politique, ethnographique, de cette drôle d’épopée, en aller-retour depuis les années sombres du joug des commissaires politiques jusqu’aux derniers préparatifs de la caravane. Tschinag est un personnage essentiel de cette partie du récit, mais il apparaît comme distancié de l’auteur, qui parle de lui-même à la troisième personne, sans utiliser son nom d’auteur.
Et la deuxième partie est le récit quotidien de cette migration, du 3 mai 1995 au 11 juillet suivant. Et là, Tschinag passe au « je », partageant avec le lecteur des images objectives et suggestives, ses élans et ses doutes, des scènes tragi-comiques et des réflexions profondes sur ces peuples pris entre leurs racines nomades et le confort piégeur et « déculturant » de la sédentarisation.



Ce qui peut dérouter, c’est la franchise avec laquelle Galsan Tschinag expose son ambition et son regard sur les Touvas.
Son ambition ? Rien moins que celle-ci, qui ouvre le prologue : « Je veux écrire une page d’Histoire ». Et qui revient en ouverture de l’épilogue : « J’ai voulu écrire une page d’Histoire. Voilà qui est fait. »
Quant aux Touvas qu’il ambitionne de réveiller pour cette migration de retour, Tschinag les dépeint abrutis d’alcool, chapardeurs, fainéants.
Alors, Galsan Tschinag, mégalomane et méprisant ? Je ne l’ai pas ressenti comme cela, au final, même si certains passages du livre sont cinglants. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’un homme porté par un projet un peu fou, et pleinement décidé à sortir une partie de son peuple de ce qui lui semble une déchéance, pour lui redonner une dignité et un avenir (et pas seulement un retour dans le passé).

Tschinag aiguillonne les Touvas, et en cela il aiguillonne aussi l’esprit des lecteurs. Il nous fait quitter notre zone de confort, et c’est salutaire, même si ça peut déranger.


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