samedi 10 août 2013

Retour à Tombouctou

L’actualité brûlante au Mali a ramené, voici environ un an, la ville de Tombouctou sur le devant de la scène. Les reportages sur la destruction du patrimoine religieux (musulman) par des intégristes (musulmans) ont soulevé l’indignation d’une opinion publique qui, jusque-là, aurait probablement bien eu du mal à dire quelques mots de Tombouctou. Je ne crois pas que les pays « occidentaux » aient beaucoup de leçons à donner quant à la destruction de patrimoine historique, et religieux en particulier, que ce soit dans nos pays (nous ne sommes pas vraiment étrangers aux « guerres de religion », ni aux « guerres civiles » ou aux « reconquêtes qui détruisent du patrimoine de « l’autre ») ou dans les pays que nous avons « envahis », « colonisés », etc. - chacun trouvera le mot qui lui semble le plus adapté.
Toujours est-il que la destruction des Bouddhas de Bamyan, en Afghanistan, en 2011, ou celles de mausolées à Tombouctou en 2012 ont entraîné des protestations dans une grande partie du monde.
Tombouctou, inscrite depuis 1988 au Patrimoine mondial par l’UNESCO, s’est même retrouvée portée, en 2012, dans la triste liste du patrimoine mondial en danger.

Je n’irai pas claironner, pour ma part, être un grand connaisseur de cette ville, ni même y avoir jamais mis les pieds en touriste. Mais, à tout le moins, elle m’était connue par des reportages, des livres, dont des récits de voyage d’hier et d’aujourd’hui. Et le Voyage à Tombouctou de René Caillié y a une part importante. Ma jeunesse et mon adolescence avaient été nourries de lectures d’aventures, réelles ou romanesques, de Jack London à Henri de Monfreid en passant par René Frison-Roche.



C’est il y a environ trente ans que j’ai croisé la piste de René Caillié, dans une édition de poche de son récit, en deux tomes, trouvée chez un bouquiniste. Les deux livres semblaient avoir vécu une vie trépidante avant d’atterrir entre mes mains, et j’étais donc un nouveau maillon dans la chaîne de leurs lecteurs. Ma culture de l’Afrique se limitait alors à quelques bouts de ce continent découvert par mes lectures, par la télévision ou les projections ciné des reportages de « Connaissance du monde ».
Je ne vais pas répéter ici ce que j’ai déjà écrit, il y a quelque temps déjà, dans d’autres colonnes de lablogosphère. Je me contenterai de dire que j’ai finalement relu ce Voyage à Tombouctou. Et je l’ai redécouvert en y retrouvant les éléments qui m’avaient marqués lors de ma première lecture : l’énergie qui brûle en René Caillié pour le conduire jusqu’à cette ville méconnue, et même interdite, ses espoirs et ses désespoirs, les ruses auxquelles il doit recourir pour s’en approcher et finalement y entrer en avril 1828.


Et ce n’était pas un mince exploit. À titre d’indice, rappelons les dix mille francs de récompense offerts à Paris, en 1824, par la Société de géographie au premier non-musulman qui entrerait dans Tombouctou… et à en revenir vivant pour en faire le récit ! Un marin états-unien, Robert Adams, avait prétendu, en 1812, être entré dans cette ville interdite ; mais son récit présentait trop d’incohérence dans ses descriptions de Tombouctou pour qu’on s’accorde à la croire. En août 1826, l’Écossais Alexander Gordon Laing, officier du Royal African Colonial Corps, entre dans Tombouctou après avoir traversé le Sahara du nord au sud, malgré embûches et combats (il perd sa main droite suite à une embuscade de Touaregs) ; mais il est tué peu après, probablement le jour même où il quitte la ville. Son « exploit » n’ayant pas été totalement effacé par celui de René Caillié, une plaque fut apposée, en 1903, par les autorités françaises sur la maison que Laing avait occupée à Tombouctou pendant près de quarante jours.



René Caillié a voyagé vers Tombouctou en partant de la côte occidentale africaine. À ce sujet, il faut souligner qu’il aurait pu, par malchance, ne jamais arriver à Saint-Louis, et donc ne jamais entrer à Tombouctou. En effet, Caillié part une première fois de France fin avril 1816, embarqué à Bordeaux sur un navire d’une flottille de cinq bateaux, dont la frégate Méduse que son échouage sur le banc d’Arguin, un peu plus de deux mois plus tard, au large des côtes africaines, rendra dramatiquement célèbre. Ne réussissant pas à se faire engager dans l’expédition britannique menée par le major Gray partant à la recherche de Mungo Park, un Écossais disparu avec ses accompagnateurs pendant une descente d’exploration du Niger, Caillié, très déçu, part pour les Antilles, puis rentre en France.
En 1818, il est de retour au Sénégal, cherchant cette fois à entrer dans l’expédition qui vise à secourir… le major Gray, prisonnier du roi du Boundou. Expédition qui vire à l’échec. Nouveau retour en France.
Jamais deux sans trois. Caillié revient encore au Sénégal en 1824, bien décidé à pénétrer au cœur de cette Afrique mystérieuse et dangereuse que l’on a fini par surnommer « la tombe de l’homme blanc ».
Et pour cela, il se donne bien des moyens pour réussir. Comme il l’explique avec ses propres mots, il s’immerge d’abord dans la culture locale, vivant plusieurs mois avec des Maures de Brakna (dans l’actuelle Mauritanie), s’imprégnant des coutumes et apprenant des bases d’arabe et du Coran, puis travaillant comme « surintendant » dans une plantation britannique d’indigo dans l’actuelle Sierra Leone. Enfin, en avril 1827, il s’incorpore à une caravane mandingue qui démarre de Kakondy (aujourd’hui Boké, en Guinée-Bissau), prétextant être Abd Allahi, un Alexandrin musulman qui veut rentrer chez lui après avoir été enlevé par les troupes bonapartistes (il fallait oser ce genre de bluff biogéographique !). Son périple se fait d’abord vers l’Est, parfois ralenti par la maladie (ainsi, il reste cinq mois arrêté à Timé), puis s’infléchit vers le Nord, jusqu’à Djenné. Là, il embarque sur le fleuve Niger jusqu’à Cabra, le port de Tombouctou. Après un an d’épreuves, il touche enfin au but, et entre à Tombouctou le 28 avril 1828.




C’est donc Caillié qui fut considéré comme le premier non-musulman à entrer dans Tombouctou, et remporta la récompense de la Société de géographie. Pourtant, dans son récit, j’ai été frappé par ce poids qui semble lui tomber sur les épaules lorsqu’il voit la réalité de Tombouctou : rien de merveilleux à ses yeux, mais une ville presque quelconque. Rien à voir avec la ville splendide dont le portrait avait été dessiné par les récits merveilleux de Léon l’Africain ou de Paul Imbert. Ce n’est plus, à ce moment-là, qu’une petite bourgade aux maisons branlantes, écrasée de chaleur et de sécheresse, et à la maigre végétation. Entrer à Tombouctou valait-il vraiment les souffrances endurées à l’aller et celles qui l’attendent, assurément, au retour ?




Après deux semaines à Tombouctou-la-décevante, Caillié repart. Direction plein nord, cette fois, avec une caravane qui traverse le Sahara. De Tanger, au Maroc, Caillié rentre en France, et à Paris où l’accueille le fondateur de la Société de géographie, Edme-François Jomard. Celui-ci aide Caillié à rédiger son Voyage à Tombouctou et à Jenné en Afrique centrale, ouvrage publié en 1830, en trois volumes. Même si ce récit est un succès éditorial, il n’empêche pas les expressions de ses contradicteurs, tant ceux qui mettent en doute sa véracité (dont les Anglais) que ceux qui lui reprochent de s’être converti à l’Islam, ou même d’en avoir simplement fait semblant.
Caillé meurt en 1838, épuisé par toutes les épreuves qu’il aura traversé au cours de sa courte vie : il n’a qu’un peu plus de 38 ans.



Cette aventure de René Caillié et le récit qu’il en fait sont intéressants à plusieurs titres. D’abord, parce qu’au lieu d’une expédition en groupe, avec armes et porteurs, c’est une expédition individuelle, préparée par cette immersion dans les mœurs maures. Ensuite par ce récit riche, souvent touffu, parfois clinique, parfois lyrique. Caillié partage avec son lecteur ses espérances, ses désillusions, ses fatigues, ses fièvres, les vexations et les tracasseries dont il est aussi la victime. Une aventure jusqu’au bout de lui.

Si le voyage de Caillié vers Tombouctou n’a pas encore fait, à ma connaissance, l’objet d’une adaptation ciné ou télé, il y a au moins un reportage de 26 minutes qui s’en est emparé : René Caillié, le livre des sables (Les films du Horla, 2001, réalisation de Patrick Cazals). Ne l’ayant pas vu pour l’instant, je ne pourrai rien en dire ici.
En revanche, je souhaite remette en avant la superbe et libre interprétation en bande dessinée par l’association de Jean-Denis Pendanx (dessin) et Christophe Dabitch (scénario) : les deux tomes d’Abdallahi (éditions Futuropolis, 2006, ISBN 2-75480-013-1 et 2-7548-0070-0).


C’est une libre interprétation en ce sens que qu’elle se ne place pas sur le plan du reportage qui aurait suivi Caillié tout au long de son périple, mais elle nous invite à entrer en Caillié, pour nous faire vivre ce voyage de l’intérieur et ce voyage intérieur. Là où le texte de René Caillié était presque détaché, cette BD donne de la profondeur, de l’humanité, qu’elle soit lumineuse ou sombre. Le traitement des images, en couleurs directes, ne se contente pas d’être photographique, mais apporte une réelle expression et impression, faisant ressentir au lecteur tant la poussière que l’attente, l’eau que l’abattement, la chaleur que le désespoir.


Tout en nous donnant à voir l’Afrique du début du XIXe siècle, ces deux tomes d’Abdallahi nous amènent à explorer tout ce dont Caillié ne nous parle pas directement. Comme si Pendanx et Dabitch avaient exploré l’âme de Caillié pendant que celui-ci explorait ces terres interdites (vous pouvez regarder, à ce sujet, une interview des auteurs). À force de mentir aux autres par nécessité, Caillié a-t-il fini par se mentir à lui-même ?
En lisant ces deux tomes d’Abdallahi, j’ai cru déceler une double déception, dans le parcours de René Caillié : il rêvait d’une cité fabuleuse (puisque interdite), mais il n’a découvert qu’une Tombouctou quelconque, terne ; alors lui, le fils de bagnard, resterait-il toujours prisonnier de cette marque familiale infamante dont il espérait peut-être se laver dans Tombouctou la magnifique ?
Abdallahi se révèle un poignant voyage au cœur de l’Afrique et au cœur de l’homme.



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 Défi. Ce billet répond au défi suivant :


4 commentaires:

  1. Ce récit de voyage à l'air passionnant, je suis revenue à mes anciens amours et poursuis les évasions tropicales. Je lis le Quatuor d'Alexandrie, bien qu'une histoire romanesque, on voyage également au fil des pages dans une contrée révolue. L'auteur pour ne pas être déçu de la ville a sublimé ses souvenirs d'antan. Je lirais bien René Caillé, quel grand homme. Nous n'avons plus aujourd'hui d'aventuriers de cette trempe et qui fasse autant rêver. Dommage que son rêve se soit révélé si décevant au final. La b.d me tente grandement aussi. Merci pour cette nouvelle découverte! Et contente d'avoir retrouvé votre site!

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  2. Pour ce défi "Récit de voyage", je vais publier des billets aussi bien sur des explorateurs "classiques" que sur des écrivains-voyageurs et explorateurs actuels. Il me semble qu'il y a, aujourd'hui, de quoi rêver encore, même si ce n'est pas de la même manière que face à des contrées méconnues comme au XIXe siècle de René Caillié.
    J'espère éveiller ainsi des curiosités diverses.

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  3. Merci pour ce billet qui me sort de mes endroits de vagabondage et qui m'a donné envie de découvrir ce récit et cet homme : René Caillié !

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  4. Si je réussis à donner envie de découvrir les voyageurs, les pays, les peuples, dont je compte parler dans mes billets, alors mon but premier sera atteint.

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