samedi 27 octobre 2012

De la lettre à l'image

Dues à la plume de l’officier Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (première édition à Paris en 1782) ont été l’un des ouvrages les plus lus de la fin du XVIIIe siècle. Dans ce roman par lettres, « six personnages tissent lentement l’une des trajectoires les plus scandaleuses de notre littérature » (Claude Fournet, in Dictionnaire des œuvres érotiques, éditions Robert Laffont, Collections Bouquins). Si j’ose dire, ces Liaisons dangereuses sont à l’opposé du Jeu de l’amour et du hasard, puisque, contrairement à ce marivaudage-ci, ce libertinage-là ne comporte quasiment pas d’amour, et certainement pas de hasard, dans tous ces calculs cyniques et hypocrites confinant au mépris de l’autre.
De ce roman-fleuve, le cinéma en a tiré plusieurs adaptations, deux siècles plus tard. Je n’en retiendrai ici, par goût personnel, que celles qui ont conservé un ancrage dans le XVIIIe siècle : la version de Stephen Frears, Les liaisons dangereuses (1988) et celle de Milos Forman, Valmont (1989). Mais les curieux pourront également regarder Les liaisons dangereuses (1959) de Roger Vadim, avec Jeanne Moreau et Gérard Philippe, ou Cruel Intentions / Sexe intentions (1999) de Roger Kumble, avec Sarah Michelle Gellar et Ryan Phillippe (qui n’a, que je sache, pas de parenté avec Gérard !).


Adapter Les liaisons dangereuses au cinéma expose réalisateur et scénariste à plusieurs difficultés.

En premier lieu, celle de ramener un roman polyphonique à un récit monodique, et donc trouver un moyen différent de traduire l’innocence, la duplicité, la naïveté, la froideur.

Ensuite, celui de contracter aussi bien le temps que l’espace. Dans le roman, le recours aux lettres permet de jouer sur la durée et sur la distance, puisqu’il n’y a pas d’immédiateté entre les actions et réactions des personnages, contrairement à ce qui se passe dans un film où les personnages sont directement confrontés les uns aux autres. Le livre laisse au lecteur le choix d’avancer à son propre rythme de lecture, qui s’ajoute au rythme du roman lui-même ; le film, lui, par son choix de récit et son montage, impose son rythme au spectateur. En regardant ces adaptations des Liaisons dangereuses, certains pourront trouver que cela va trop vite (par rapport au livre), et d’autres que c’est plein de longueurs (nombre de critiques sur des sites ou forums de cinéma pointent ce « défaut »). Je suis profondément convaincu que ni ce roman ni ses deux adaptations-là ne sont faits pour les gens pressés : que ce soit en 500 pages de roman ou en deux heures de films, cet univers est fait d’attentes, alternées avec des moments de fulgurance (le viol de Cécile par Valmont, par exemple) ; ceux qui ne veulent que de la fulgurance peuvent toujours retrouver Keanu Reeves en flic survolté dans Speed (1994) de Jan de Bont, plutôt qu’en chevalier Danceny sous la direction de Stephen Frears.



Qui plus est, les films, par leurs formats bien plus ramassés que le livre (même des films de 2 heures ou plus), doivent faire des choix, privilégier certains aspects du roman, certaines scènes, certains personnages, sous peine de mal étreindre à force de vouloir trop embrasser. À mes yeux, l’exemple même du film qui se prend les pieds dans le tapis sur ce point est l’Alatriste (2006) d’Agustín Díaz Yanes : à voir faire entrer plusieurs romans de la saga écrite par Arturo Pérez-Reverte dans un film unique – de près de deux heures et demie, tout de même – ce film n’arrive qu’à être à la fois incompréhensible pour ceux qui n’ont pas lu les romans, et superficiel pour ceux qui les ont lus.
Ainsi, quand Frears choisit de centrer son film sur le duo (les duellistes?) Merteuil-Valmont, Forman fait un choix plus exclusif, en se resserrant sur Valmont et Cécile de Volanges.


Frears et Forman ont également pris des voies divergentes quant au respect de la trame du roman. Le scénario de Jean-Claude Carrière pour Forman tend à adoucir les éléments les plus durs du roman : par exemple, Cécile n’est pas violée mais séduite par Valmont, elle ne cherche pas à perdre l’enfant qu’il lui a fait mais porte, au contraire, ce fruit de leur union ; et la présidente de Tourvel ne se laisse pas glisser vers la mort, mais retourne vers son mari qui ne lui tient pas rigueur de cette incartade. Pourtant, d’un autre côté, Valmont me semble plus ouvertement sensuel que Les liaisons dangereuses (Annette Benning est une Mme de Merteuil nettement plus charnelle que Glenn Close, par exemple).


Par les choix faits pour concrétiser tout cela en images, scénariste et réalisateur ne peuvent que s’attirer des mécontentements des adorateurs du roman ; chacun de ces adorateurs, en effet, a son idée bien arrêtée sur ce qui importe dans le roman… et qu’il ne retrouve pas, ou pas assez, dans le film.

L’un des choix importants, outre ceux ayant trait au fil du récit, est celui des acteurs puisqu’ils figent, d’une certaine façon, l’image mentale que l’on peut se faire des personnages à la lecture du livre. Dans Les liaisons dangereuses, la nature même de cet échange de correspondance laisse beaucoup de flou quant à l’apparence physique des uns et des autres. Lecteurs et lectrices s’en font leurs propres images, qui peuvent d’ailleurs évoluer au fil des lettres. Les acteurs, eux, cristallisent une vision unique. Surtout lorsqu’ils ont, comme Glenn Close ou John Malkovich – les Merteuil et Valmont de Frears – des « gueules » marquantes.


Les lieux, eux aussi, sont laissés dans le flou par ces lettres. Comment, alors, les traduire en images ? En les peignant de manière presque naturaliste, comme Stanley Kubrick dans Barry Lyndon (1975), inspiré par Thomas Gainsborough ou William Hogarth ? Ou bien en choisissant plutôt de ne pas les montrer en détail, jouant, pour cela, sur les gros plans et les profondeurs de champ réduites qui focalisent la netteté sur les personnages et laissent décors et accessoires dans des contours incertains ?
Le jeu avec les lieux est sensible dans ces deux films, qui vont tous deux dans le sens d’une mise en espace à la manière d’une pièce de théâtre.


Les scènes d’extérieur sont assez rares ; certaines ont pour simple rôle d’apporter des respirations, ou des informations sur le temps qui passe (le changement de saisons, par exemple) ; d’autres, particulièrement rares, sont des éléments-clés du récit, comme le duel entre Valmont et Danceny dans la version de Frears. Les endroits sont, reconnaissons-le, variés, puisque Frears nous emporte aux châteaux de Champs-sur-Marne, de Guermantes, de Lésigny, de Maisons-Laffitte, de Neuville, de Vincennes, et du Saussay, et à l’abbaye du Moncel, tandis que Forman nous invite les châteaux de Versailles et de la Motte-Tilly, l’Hôtel des Ambassadeurs de Hollande à Paris, ou encore l’abbaye aux Hommes à Caen.

Mosaïques de décors qui, au final, se résument surtout à quelques pièces : salons, boudoirs, chambres, où les intrigues se nouent et se dénouent. Comme au théâtre, chaque scène du film devenant, à sa manière, un moment de cette tragédie théâtrale. Un ressenti renforcé par le cadrage de l’image (gros plans sur les personnages, par exemple), ou par le jeu des acteurs (c’est particulièrement sensible dans la version de Frears, servie par deux acteurs principaux, Close et Malkovich, passés l’un et l’autre par l’école du théâtre).

Signalons, enfin, que l’un et l’autre films arrivent à glisser, ici ou là, un clin d’œil à la forme épistolaire du roman. Des lettres apparaissent en effet dans quelques scènes, soit de manière fortuite, soit de manière plus appuyée : lettres de menaces, lettres-preuves, lettre que l’on écrit en s’appuyant sur le corps nu de l’autre comme écritoire.


Stephen Frears et Milos Forman se sont donc approprié, chacun de son côté, ces Liaisons dangereuses ou, à tout le moins, leur esprit général, Frears (par le biais de Hampton) plus fidèlement, Forman (par le biais de Carrière) plus librement.
Il est assez étonnant de voir que, des deux adaptations, c’est celle de Frears qui est la plus exubérante, la plus flamboyante, lui qui, jusque-là, avait plus fait dans la retenue, avec son cinéma « social » (ce qualificatif est d’un réducteur…). Tandis que Forman, qui avait livré une version dynamitée de Mozart avec Amadeus (1985), livre, avec Valmont, une partition largement plus intimiste. Regarder, l’un à côté de l’autre, Les liaisons dangereuses et Valmont fait pencher la balance en faveur du premier, mieux filmé, plus cruel, plus dur.

Mais, ces deux films valant largement, l’un et l’autre, le détour pour lui-même, et pas seulement en comparaison l’un de l’autre, je consacrerai donc un billet particulier à chacun des deux.

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« Une fois n’est pas coutume, un cinéaste réussit un excellent remake d’un excellent film. Les acteurs y sont pour beaucoup même si l’ensemble vaut réellement une pleine attention de la part du spectateur. Donc, une très bonne adaptation de Stephen Frears mais que ça ne vous empêche pas de voir également le chef d’œuvre original de Roger Vadim… »

Voir dans le film de Frears un remake de celui de Vadim, c’est une opinion assez osée. A ce compte-là, on peut se demander si The Three Musketeers (2011) de Paul Anderson est le remake de The Three Musketeers (1948) de George Sidney, ou d’un truc plus ancien et méconnu. Mais de là à penser que ça pourrait remonter à des temps où le cinéma n’existait pas, il y a un pas conceptuel pas facile à franchir. Ah, si Choderlos de Laclos avait au moins réalisé un film, ses Liaisons dangereuses à lui auraient pu être qualifiées de « chef d’œuvre original » par ce backpacker.


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jeudi 25 octobre 2012

Y a-t-il un flic pour sauver Wastburg ?

Déclaration liminaire : la « fantasy », ce n’est globalement pas ma tasse de thé.

Non pas que je considère ce genre comme « mineur », ce genre de jugement catégoriel m’étant assez étranger. Ni que je considère que ce genre – multiforme, s’il en est – est plus productif en « mauvais » livres que d’autres ; je pourrais citer des dizaines de mauvais polars ou de mauvais romans dans des genres très différents. Mais, tout simplement, j’ai été élevé au biberon des Alexandre Dumas, Henry de Monfreid, Fennimore Cooper, Jack London et Joseph Peyré, puis des Dashiell Hammett et Chester Himes, avant d’aller découvrir les Philip Dick et Philip Jose Farmer. Mes rares excursions dans le monde de la fantasy l’ont été vers des « classiques » de Tolkien (Le seigneur des anneaux), de Michael Moorcock (Le chien de guerre) ou de Jack Vance (Dying Earth), ou d’amuseries à la Gordon Dickson (Le dragon et le georges).
Peu porté vers la fantasy, j’ai donc peu de curiosité pour ce qui se publie dans le domaine. Serpent qui se mort la queue. Alors, mes escapades actuelles vers des romans de ce genre naissent d’échanges avec des personnes que j’ai découvertes sur le net, avant qu’elles ne deviennent auteurs de roman. Cela a été le cas avec Jean-Philippe Jaworski, vers les Janua Vera et Gagner la guerre duquel je ne serais peut-être pas allé sans les liens tissés au fil du temps en nous côtoyant dans un forum ou en collaborant à une création ludique.

Voilà aussi quelque temps déjà que je côtoie Cédric Ferrand dans des forums et échanges électronico-épistolaires. La publication de son Wastburg, précédée d’informations dans les blogs et les forums qui promettaient des histoires de miliciens urbains teintées d’humour noir et de fange des rues, m’a conduit à franchir le pas. Sans regret, ou presque.

Premier bon point : pas d’univers boursouflé. Contrairement à ce qui me semble assez répandu dans la fantasy (d’après ce que l’en lis directement dans les romans, ou indirectement dans des discussions de forum et des critiques dans des blogs), Cédric Ferrand ne s’est pas gargarisé à pondre une cosmogonie qui n’apporterait rien au récit, ni des cités et des personnages aux noms improbables, imprononçables, et impossibles à retenir. Une ville entre deux bras du delta d’un fleuve, une ambiance un peu « Moyen âge tardif », assez familière pour qu’on y entre de plain-pied, cela me semblait déjà de bon aloi. Ajoutons-y un fond d’ostracisme entre les deux « communautés », Waelmiens et Loritains, qui se côtoient sans trop se mélanger (voilà qui a un petit parfum de tiraillements entre Wallons et Flamands), et, fait plutôt rare en fantasy, l’absence presque totale de magie et de magiciens (ah, les bienfaits de la « Déglingue » !), et l’ensemble est plutôt savoureux. Avec Wastburg, je me suis retrouvé dans un environnement à la fois connu et dépaysant comme celui qu’a su créer François Bourgeon, en bande dessinée, avec Les compagnons du crépuscule.


Mais, en miroir de cela, premier regret, ressenti dès le premier chapitre et pas démenti par la suite : les cailloux dans les lentilles. Il me suffit d’un caillou dans une assiette de lentilles, le caillou qui tape les dents, pour me priver d’une partie du plaisir de manger le reste des lentilles avec insouciance. Si vous n’aimez pas les lentilles, prenez un autre exemple qui vous convienne mieux : le sable dans une fricassée de calmars, l’esquille d’os dans le coq au vin, le plomb de chasse dans un salmis de palombes. Avec Wastburg, j’ai trouvé deux types de cailloux dans les lentilles.
Certains étaient évidents, et me sautaient aux yeux ; dommage, car une bonne passe de relecture attentive aurait pu, et même dû, corriger les fautes de grammaire et les mots erronés (le plafond de la cavité buccale est le palais, et non le palet… sauf à en avoir pris un dans la gueule au cours d’un match de hockey ; lapsus calami de Cédric, dénotant qu’il est exilé depuis trop longtemps en Belle Province ?).
D’autres étaient plus insidieux, plus subjectifs, et j’ai mis plus de temps à m’en rendre compte : je n’ai pas réussi à me sentir pleinement à l’aise avec les mélanges de styles de langage, et notamment dans les juxtapositions de langage populaire et d’argots plus recherchés. J’ai apprécié les mots inventés pour donner une couleur locale au parler des gardes, des taverniers, etc. J’ai apprécié le recours à des argots un peu « classiques » de la langue française (une richesse que l’on peut trouver dans les romans d’Auguste Le Breton, pour ne citer que lui). Mais j’ai éprouvé largement moins de jubilation lorsque le récit ou les dialogues retombaient dans du langage familier, voire vulgaire, d’aujourd’hui, qui me paraissait en décalage avec le reste, parce que moins bien tenu, moins spécifique.

Cela étant dit, passons aux autres bons points qui, sans me faire oublier totalement les cailloux dans les lentilles, m’ont permis de faire un bon repas.
D’abord, l’ambiance générale de ce roman. Les gardoches de Wastburg, quand bien même ils en ceignent, ce ne sont pas des épées ! Parfois estropiés ou pistonnés, rarement idéalistes, souvent tire-au-flanc, toujours à l’affût du petit trafic qui arrondit les fins de mois, prisonniers de dettes anciennes ou récentes, portés sur la bouteille, englués dans des compromissions avec des notables véreux, et, pour autant, pas antipathiques, touchants, même, les voilà, les gardes. Pas vraiment grand-chose à voir avec La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch ni avec La Compagnie de Cornelis De Graeff, peintes toutes deux en 1642, par Rembrandt et Jacob Backer respectivement. Sous le pinceau de Cédric Ferrand, la Garde de Wastburg, c’est l’improbable croisement des Ripoux et des Pieds Nickelés, avec les règlements de compte sanglants à la Serpico (j’ajouterais bien, en ces temps d’actualité chargée, une touche de BAC de Marseille, mais je ne voudrais pas charger la barque…).


Et c’est en cela que Wastburg m’a berné. Agréablement berné, je précise ! Avec ses premiers chapitres, je me suis laissé aller à croire que j’avais entre les mains un recueil de nouvelles ayant toutes pour cadre cette ville et pour personnages des membres de sa garde, avec les portraits à gros traits de toute cette population colorée, des marchands de courge aux ramoneurs qui chient dans les cheminées. Une collection d’anecdotes tragicomiques, de chutes absurdes et de magouilles foireuses. Au fil de ma lecture, pourtant, je me suis rendu compte que je n’étais pas devant un kaléidoscope mais devant un puzzle. Chaque chapitre apportait sa pièce, et le tableau prenait forme, sans que j’en comprenne très bien le dessin, et le dessein. Le final (qui n’en est pas un, à mes yeux, mais plutôt la dernière des anecdotes de cette tragi-comédie) est à l’image de la ville et de sa garde : à mi-chemin du grandiose et du déliquescent, chacun a la tête dans les rêves et les pieds dans la merde.

Pourquoi osé-je porter ce roman dans un défi littéraire sur des polars ? Parce que, finalement, plus qu’un « roman de fantasy », Wastburg me fait l’effet d’un de ces « polars sociaux », où le portrait d’une ville, vue au niveau des yeux de ses « flics », est plus important que l’intrigue policière en elle-même. Alors, même si la fantasy n’est pas votre tasse de thé, oubliez les frontières des genres et laissez-vous embarquer pour une patrouille avec les gardoches.


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mercredi 24 octobre 2012

Polyphonie de guerre

C’est peut-être parce que Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803) était officier d’artillerie que l’idée d’un champ de bataille me vient à l’esprit en lisant ses Liaisons dangereuses (1782). Ou peut-être parce que j’ai déjà entendu cette métaphore à propos de ce roman. 


Quoi qu’il en soit, m’étant replongé dans ce roman à l’occasion de ces défis littéraires, c’est bien cette image qui m’est (re)venue en tête. Une bataille dans les mots, les cœurs et les corps, à la fin de laquelle la plaine est jonchée de cadavres, ceux du camp prétendument vainqueur comme ceux du camp défait.


Tout comme les guerres dites « en dentelles » n’étaient pas moins impitoyables ou meurtrières que celles en des siècles précédents ou suivants, ce chassé-croisé en séducteurs et séduits, même vêtus de dentelles, va faire mordre la poussière à plus d’un, au sens figuré comme au sens propre. Ici, il s’agit d’une guerre dont les prétextes sont tout aussi vains que ceux des guerres entre rois : la volonté de venger un honneur bafoué, l’appétit de briller au firmament, l’avidité du pouvoir sur les autres. Et, comme à la guerre, on ne se livre pas toujours bataille de puissance à puissance, mais par mercenaires interposés, chargés de ruiner un petit État voisin, pour l’exemple.



Hélas, certains mercenaires ont leurs propres rêves de gloire, qui peuvent leur faire oublier l’objet premier de leur mission. Alors on manœuvre, on parade, on bombe le torse, on fait donner le tambour, tout en complotant dans les arrière-cours des chancelleries. Rodomontades des militaires et duperies des diplomates, jusqu’au jour à c’est le canon qui tonne, fauchant indifféremment les rêves de vengeance, les appétits de puissance, et les bonheurs simples.

Un des problèmes des Liaisons dangereuses, à mon avis ? Être un de ces livres inclus dans un programme scolaire de littérature au lycée. Pourquoi y vois-je un problème ? Parce qu’il me semble que cela donne aux livres ainsi « « étudiés en classe » la double dimension d’un ouvrage dont la lecture est obligatoire et d’un ouvrage dont il faut se colleter le décorticage en règle et l’interprétation en grande partie imposée. Autant je suis favorable à inciter les gens à lire (et à lire tous azimuts, si l’envie leur en vient), autant placer la lecture dans ce carcan obligatoire me paraît de nature à faire passer certaines personnes à côté du plaisir qu’elles auraient pu trouver à lire ce même livre dans des conditions différentes. J’ai même cru comprendre que certains, des années plus tard, souffraient encore de leur rencontre avec La princesse de Clèves, au point de vouloir, excès inverse, la bannir du champ de l’enseignement ou de la culture générale, sous prétexte qu’elle n’est pas « utile ».



Or, même sans ce poids de l’obligation scolaire, Les liaisons dangereuses, ça peut déjà avoir un effet « ça passe ou ça casse », déclencher des applaudissements à tout rompre ou des sifflets stridents. La structure de ce roman est touffue, les intrigues se croisent et se décroisent, le langage peut être un frein à la fluidité de la lecture, et le caractère formel de ces échanges de correspondance peut empêcher de voir, derrière les formules de politesse et la lenteur née des répétitions, la vivacité et la violence de ce qui se trame.

Car, contrairement aux souvenirs de campagne que pourrait publier un grand officier, et qui donnerait, au travers du regard de ce témoin unique, une vision d’ensemble de la guerre qu’il vient de mener, Les liaisons dangereuses sont des mémoires polyphoniques. Autant d’acteurs, autant de perspectives, autant de langages, autant de vérités ou de mensonges. Et c’est au lecteur de retrouver la mélodie principale dans ce chœur parfois dissonant de confidences sincères, d’aveux chattemites, d’exigences à peine voilées. Il faut prendre le temps de s’imprégner de ces lettres, de leurs mots, qui dessinent le portrait, parfois en creux, parfois en relief, de ces sept personnages-auteurs, certains à l’avant-plan, d’autres plus effacés. Dans la naïveté ou la duplicité, la vertu ou le vice, la fougue ou la retenue, mais d’une certaine façon, dans un certain aveuglement qui fait qu’aucun d’entre eux ne semble voir la tragédie qui approche.


Quant au libertinage des uns ou des autres, il est ici présenté sous un jour plutôt sombre. Qu’il est loin le libertinage jouisseur généreux, fulgurant, irrévérencieux, impie, que brosse Bertrand Tavernier dans Que la fête commence ! (1975). On est plutôt dans le cynisme glacial du Ridicule (1996) de Patrick Leconte.
A tant vouloir le séparer du cœur, des sentiments, il n’est, dans ces Liaisons dangereuses, que calculs cyniques, manipulations, trahisons, comme si un Valmont ou une Merteuil ne pouvaient tirer du plaisir pour eux-mêmes que dans le déplaisir des autres, trompés, forcés, conquis et abandonnés. Au point que Valmont se trouve désarmé par ses propres sentiments, peut-être si nouveaux et, à tout le moins, si dangereux pour lui : ils sont si tendres qu’ils ne peuvent être que faiblesse, faiblesse de l’amour minant la force de son orgueil.
Les libertins de Choderlos de Laclos ne veulent pas bousculer la société ; au contraire, ils veulent continuer à en faire partie, derrière le masque de la respectabilité, façon Mme de Merteuil, ou auréolé de la gloire de l’irrésistible séducteur, à la Valmont. Certains lecteurs, attirés par la réputation sulfureuse de ce roman (au moins à l’époque de sa publication), pourraient être étonnés du fait que les scènes licencieuses en sont à peu près totalement absentes. C’est que le libertinage y est plutôt cérébral, justement parce qu’il est porté par ces désirs de vengeance et de pouvoir, et non par l’hédonisme souriant ou la gourmandise – ou les excès – de la chair.


Alors, plus que la perversion ou la débauche, ce sont finalement les apparences et le conformisme social qui abattront le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, chacun d’eux frappé derrière son masque. En fait de liberté, ces libertins-là meurent enfermés derrière les murs du labyrinthe froid et sans issue qu’ils ont contribué à bâtir.
Que penser, alors, du message de Choderlos de Laclos, dans ce roman sous-titré « Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres » ? Faut-il, d’ailleurs, chercher un message particulier, dans ces Liaisons dangereuses ? D’autres que moi s’y sont essayé, s’interrogeant sur l’ambiguïté de l’œuvre, sur son sens moral ou politique. Pamphlet à charge contre une aristocratie cynique ? Ouvrage moralisateur ? Fantaisie libertine ? Attaque subreptice contre le conformisme, les faux-semblants, l’hypocrisie de la respectabilité ? Plaidoyer pour un changement de la condition et du statut de la femme dans la société ?

Lisez-les, et faites-vous votre propre opinion !

Les éditions de ce livre ne manquent pas, des plus abordables financièrement (au format de poche) aux plus anciennes, particulièrement recherchées par les bibliophiles. L’édition de la Pléiade (Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, n° 6, 2011, ISBN 9782070119370, basée sur une édition de 1787), outre sa belle présentation et ses compléments fort éclairants pour le lecteur (notes, critiques, illustrations, etc.), présente l’insigne avantage de compter 1040 pages, et, donc, d’entrer dans le champ du Défi des Mille !

Mais des éditions comptant moitié moins de pages n’en sont pas plus mauvaises. Alors, que chacun fasse selon ses goûts et sa bourse. Sans oublier que les médiathèques et bibliothèques publiques permettent d’y accéder à tout petit prix, voire gratuitement ; il ne faut donc pas se priver de goûter à ces Liaisons dangereuses, même si c’est pour dire, sans détour, « ce livre n’est vraiment pas fait pour moi ».




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Je vous donne rendez-vous dans un prochain billet, pour parler des adaptations cinématographiques qu’en ont faites Stephen Frears avec Les liaisons dangereuses (1988) et Miloš Forman avec Valmont (1989).

En attendant ce billet-là, vous devez faire le détour par le blog de Delit Maille, pour y découvrir une autre forme d’adaptation, « un petit Arty Délit littéraire en costume d’époque » : Arty Délit tricote tes Liaisons Dangereuses. C’est inventif et hilarant !


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Défis. Ce billet répond aux défis suivants :





De plume et de loi

Au milieu du XVIIIe siècle, les demi-frères Henry et John Fielding ont marqué de leur talent la littérature anglaise et, de leur volonté réformatrice, la justice londonienne.
Je parlerai de Henry Fielding (1707-1754) plus en détail dans un autre billet, tout particulièrement pour une partie de son œuvre littéraire, dont le roman Tom Jones, porté à l’écran par Tony Richardson (1963), avec Albert Finney dans le rôle principal. Aujourd’hui, je vais plutôt donner un coup de lampe sur John Fielding (1721-1780), que j’ai découvert voici quelques années non pas dans un livre d’histoire sur la justice de la Couronne britannique, mais à travers de romans policiers, dont il est question plus bas dans ce billet.



Depuis 1749, Henry Fielding, jusque là surtout connu comme homme de lettres (il a écrit une quinzaine de pièces de théâtres et une demi-douzaine de romans), officie comme juge au tribunal sis au n°4 de Bow Street, près de Covent Garden, dans le quartier de Westminster, à Londres, et John est son assistant personnel à compter de 1750. Sous l’impulsion de Henry, les bases de la première « vraie » force de police londonienne sont posées en 1749, force dont les agents (ils ne sont que 6, dans un premier temps !) reçoivent alors le surnom de Bow Street Runners. Les Fielding développent également de nouvelles façons de travailler, établissant par exemple un grand registre des criminels connus, tout en œuvrant à la prévention de la criminalité et à l’éducation des jeunes gens.



Lorsque Henry, malade, quitte son poste en 1754, c’est John qui devient le magistrat en chef à Bow Street, un poste qu’il tiendra jusqu’à sa mort en 1780. Et pendant toutes ces années, ce juge qui a perdu la vue à 19 ans après un accident en service dans la marine, Henry Fielding, sera « The Blind Beak of Bow Street », incarnation vraiment aveugle d’une justice qui essaie d’être plus juste.


C’est donc par des « polars historiques » que j’ai découvert John Fielding, le juge aveugle de Bow Street. Ceux de la série écrite par le journaliste et écrivain états-unien Bruce Alexander (de son vrai nom Bruce Alexander Cook, 1932-2003). En l’occurrence, 11 romans dont le personnage principal est John Fielding, publiés entre 1994 et 2005 ; 8 d’entre eux sont parus en en traduction française aux éditions 10-18, collection Grands détectives, ce qui les met à la portée d’à peu près toutes les bourses (ils sont au format de poche) et des lecteurs non anglophones.



J’ai été enthousiasmé par les premiers romans de cette série, tant pour le style d’écriture d’Alexander que pour la tension de ses intrigues. J’ai apprécié tout particulièrement sa façon de faire de la ville de Londres elle-même non pas un simple décor, mais une sorte de personnage des romans à part entière.
Pourtant, par la suite, je me suis senti moins accroché. Peut-être par lassitude d’avoir englouti trop de romans policiers, « historiques » ou pas, et donc de ne plus apprécier que les plats les plus relevés, les intrigues les plus surprenantes, me laissant penser que toutes les autres étaient fades. Illusion gastronomique, ou véritable fadeur, l’intégralité de la série m’a laissé, globalement, le souvenir de romans malheureusement inégaux, du point de vue de leurs intrigues « policières » respectives. Autant le portrait de divers aspects de la vie londonienne à cette époque se tient plutôt bien, d’un roman à l’autre, autant certaines intrigues sont assez tièdes, au point qu’elles n’ont pas gardé mon intérêt particulièrement éveillé et que j’ai fini par lire ces livres en diagonale.



Comme je l’ai déjà exprimé par ailleurs, pour avoir été, pendant des années, un très grand consommateur de romans policiers, et de « policiers historiques » en particulier, j’ai fini par trouver que beaucoup de séries finissent par tourner en rond, cuisinant toujours la même tambouille tout en essayant de la faire passer pour variée en changeant quelques ingrédients anecdotiques. Et même que les polars historiques sont rarement de bons polars, qui tombent souvent dans le travers de vouloir donner des cours d’histoire et de vie quotidienne « d’époque » sans que cela se fonde bien dans le récit.
Pour les romans de Bruce Alexander, nous échappons au moins à ce travers du « cours d’histoire » plaqué sur le récit policier. Et je lui tire mon chapeau d’avoir su rendre Londres si vivante, dans toute sa diversité. Puisque John Fielding est aveugle, c’est par les yeux de son assistant (fictionnel) Jeremy Proctor que Bruce Alexander, manifestement très bien documenté dans les mémoires et autres témoignages contemporains des Fielding, nous plonge dans la ville. Salles du tribunal, hôtels particuliers, quais, théâtres, lieux de débauche en tous genres, prison de Newgate, potence de Tyburn, gentlemen, domestiques, ouvriers, filles de joie, colons des Amériques, armateurs négriers, forment un kaléidoscope jamais ennuyeux.



Et le juge Fielding ne manque pas d’expliquer au jeune Proctor (et, donc, au lecteur) les maux qui rongent la société londonienne, dont la pauvreté qui pousse au crime ou à la prostitution, et ses espoirs de changer un peu la donne, à la mesure de ses moyens.

Le juge aveugle apparaît dans une autre série de romans, dus, cela à la plume de Deryn Lake (14 titres dans la série originelle, dont 8 traduits en français et publiés à la librairie des Champs-Élysées et aux éditions du Masque, Collection Labyrinthes). Ces romans ont pour personnage principal un apothicaire, John Rawlings (il serait l’inventeur de l'eau gazeuse), résolvant des énigmes criminelles, notamment à Londres pour le compte de John Fielding.



Mais les décors des aventures de Rawlings dépassent Londres pour courir dans les contrées avoisinantes ou plus lointaines, une variété qui peut apporter de la fraîcheur à la série en évitant de tourner en rond dans Londres mais qui, paradoxalement, fait perdre un peu de cohérence à l’ensemble. En outre, les intrigues des romans de cette série m’ont laissé le souvenir d’être très inégales, tirées par les cheveux, et parfois artificielles avec leurs cortèges de fausses pistes et faux coupables.



La télévision s’est également emparé des personnages de John et Henry Fielding, avec la série City of Vice. Produite pour la chaîne Channel 4, diffusée en 2008, écrite par Clive Bradley and Peter Harness et réalisée par Justin Hardy (3 épisodes) et Dan Reed (2 épisodes), elle a bénéficié des conseils de l’historienne britannique Hallie Rubenfold, dont les travaux universitaires ont porté, entre autres, sur la prostitution et autres affaires « de mœurs » dans l’Angleterre du XVIIIe siècle.


La mise en image de ces aspects sombres du XVIIIe siècle n’était pas inconnue de Justin Hardy, puisqu’il avait participé à la réalisation de documentaires sur les bas-fonds des temps « georgiens », Georgian Underworld (2003) ; quant à Dan Reed, il est le réalisateur, l’auteur et le producteur de divers documentaires sur des sujets historiques et contemporains, et le réalisateur de plusieurs épisodes de la série policière Lewis / Inspecteur Lewis.
Henry Fielding est incarné par Ian McDiarmid, que les amateurs de Star Wars connaissent sous les traits de Palpatine ; tandis que c’est Iain Glen qui s’est glissé dans la peau de John Fielding, après avoir joué, entre autres, dans des séries comme MI-5, Downton Abbey ou Game of Thrones.


Meurtres de prostituées, crimes dans le milieu homosexuel, réseau de prostitution infantile, guerre de gangs d’immigrants irlandais, la série City of Vice mérite bien son titre et n’explore pas les salons dorés et feutrés. Et les hommes des juges Fielding eux-mêmes ne dont pas dans la dentelle, eux pour qui la fin (pas toujours heureuse) semble justifier les moyens (pas toujours délicats). Mais, si les sujets des enquêtes sont violents ou scabreux, leur traitement dans la série n’est ni voyeur ni complaisant (finalement, c’est peut-être le titre de la série qui constitue l’élément le plus racoleur).


En parlant de moyens, ceux du budget de la série ne semblent pas être mirifiques, mais leur modestie est contournée, assez habilement (le recours aux simulations de Londres en 3D à partir du plan dressé par le cartographe du XVIIIe siècle John Roque, par exemple), pour éviter que les scènes d’extérieur ne paraissent faites de bouts de chandelle et de carton-pâte.
Malheureusement limitée à 5 épisodes, cette série est typique de celles qui vous font regretter que les télévisions françaises soient incapables, dans leur grande majorité, de produire un divertissement « historico-romanesque » qui soit autre qu’empesé dans un langage artificiel censé faire « d’époque » (pas facile d’avaler les premiers épisodes de la série des enquêtes de Nicolas Le Floch, par exemple), ou, au contraire, tout aussi artificiellement « modernisé » en faisant parler les croquants comme des « caillera » de banlieues (je ne sais plus trop si c’est dans Les chants de Mandrin ou dans Rani que ce procédé fumeux a été employé), ou encore martyrisé par l’Attila de l’adaptation du roman populaire en téléfilm, Josée Dayan.
La série échappe aussi à la loi des quotas « sociaux » ou « ethniques ». Reflet de temps de domination « masculine » et « blanche », elle n’introduit pas artificiellement un inspecteur de police féminin ou « issu des minorités visibles ».



Pour tout cela, et pour l’intérêt des scénarios de chaque épisode, inspiré des mémoires de Henry Fielding, cette série est de celle qui mérite l’attention des amateurs d’enquête policière et des recoins sombres du siècle dit « des Lumières ».

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Pour être complet, j’ajouterai que c’est le compère Thomas B. qui, le premier, avait attiré mon attention sur cette série, par son billet Les condés des Lumières– Part 1: Police and Thieves.


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lundi 22 octobre 2012

D’un geste de la main

De la tombe de Toutânkhamon aux salons du XVIIIe siècle ou aux expositions de la Belle Époque, l’éventail s’est taillé une place particulière dans l’élégance au fil des siècles. Jusqu’à ce que la Grande Guerre lui porte un coup quasiment fatal, faisant presque disparaître cet accessoire des situations du quotidien, pour le cantonner à quelques apparitions, dans les gradins d’une plaza de toros ou dans l’atelier d’un grand couturier (même si, je le reconnais, « élégance » et « Karl Lagerfeld », cela a un petit parfum d’antinomie, par moments...).
C’est à la variété et au raffinement de cet accessoire que Françoise de Perthuis et Vincent Meylan ont consacré leur livre Éventails (éditions Hermé, 1989, 2-86665-091-3), dans une approche chronologique qui fait la part belle aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.


Le XVIIIe siècle est l’apogée de l’éventail pliant, ramené de Cathay et Cipango par les explorateurs et les marchands européens au XVIe siècle. Scènes galantes ou cynégétiques, mythologiques ou religieuses, champêtres ou exotiques, panaches en ivoire ou en bois précieux, la variété est immense.

Remarquablement illustré de photographies, parfois en double page, d’éventails de collections publiques (musée Carnavalet à Paris, Château de Versailles, Fan Museum à Londres, etc.) ou privées, ainsi que de reproductions de tableaux des diverses époques, agrémenté de textes courts et didactiques sur les aspects historiques et sociaux de l’éventail, cet ouvrage intéressera les curieux, les amateurs de belles choses (et de beaux livres, bien sûr !) et, sans nul doute, les collectionneurs d’éventails.

Il existe bien d’autres livres sur les éventails, mais j’ai eu la chance de mettre récemment la main sur celui-ci chez un bouquiniste sans me ruiner. Je me suis dit que c’était l’occasion – qui a fait le larron – d’un billet pour ce défi beaux livres.


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L’homme de (sa) loi

Phantly Roy Bean, Jr. (1825-1903), alias « juge Roy Bean », est un personnage bien connu des amateurs de l’histoire de « l’Ouest sauvage » américain, que ce soit sur le plan de l’histoire académique ou celui du cinéma ou de la BD. Rien ne prédestinait Roy Bean à devenir juge ; la première moitié de sa vie ressemble plutôt, d’ailleurs, à celle d’un brigand qu’à celle d’un homme de loi, fuyant diverses villes d’un côté et de l’autre de la frontière avec le Mexique, à la suite de rixes et autres « incidents » mortels, en compagnie de l’un ou l’autre de ses deux frères, Sam et Joshua.
En 1882, Roy Bean finit par s’installer dans une de ces villes de tentes qui poussent comme des champignons dans l’Ouest encore sauvage, dans le sillage des chantiers de construction du chemin de fer. Dénommé Vinegaroon (ce nom est tout un programme à lui seul, puisque que « vinegaroon », appelé « vinaigrier » en français, est une sorte de scorpion !), ce coin perdu est situé non loin de la confluence de la rivière Pecos avec le Rio Grande, dans le sud-ouest du Texas.
Comme le tribunal le plus proche est à plus de 300 kilomètres de là, à Fort Stockton, il faut créer une juridiction locale, pour traiter toutes les affaires délictueuses et criminelles du secteur. C’est ainsi qu’en août 1882, Roy Bean qui, jusque là, n’était que le tenancier du saloon de Vinegaroon, se fait nommer « juge de paix » de la 6e juridiction du comté de Pecos.


Se proclamant « la loi à l’Ouest de la Pecos », le « juge » Roy Bean se met à rendre la justice en la matière, refusant de considérer tout autre livre de droit que les Revised Status of Texas, recrutant les jurés parmi les habitués de son saloon, interprétant les textes à sa guise, refusant les démarches en appel, etc.. Comme il ne dispose pas d’une prison, il n’inflige que des peines d’amende, qui finissaient intégralement dans sa propre poche.
Roy Bean déplace son tribunal vers l’Ouest, au fur et à mesure de l’avancée du chemin de fer, d’abord à Strawbridge, puis à Langtry. Malgré ses pratiques si particulières, il est réélu juge en 1884 ; il est toutefois battu en 1886. En 1887, il profite de la création d’une nouvelle circonscription de justice dans le comté de Pecos pour en devenir le juge de paix, rôle qu’il tiendra jusqu’en 1896.

Un personnage si extraordinaire ne pouvait pas manquer d’intéresser les historiens de l’Ouest mais, surtout, d’inspirer des romanciers, des cinéastes, des dessinateurs de BD. Je ne prétends pas connaître toutes les créations qui en ont été inspirées, et je ne ferai que pointer certaines d’entre elles, avant de donner un coup de lampe sur celle que je préfère, parmi celles que je connais.

Gageons que la plupart des bédéphiles francophones connaissent l’album Le juge (1959), de Morris (dessin) et René Gosciny (scénario), traitant le Roy Bean sur un ton humoristique.



Edgar Buchanan a incarné le juge dans la série télévisée Judge Roy Bean (39 épisodes d’une demi-heure chacun, diffusés en 1956 et 1957), réalisée par Derwin Abrahams, Nate Watt et Reg Browne, sur des scénarios écrits notamment par Milton Raison (qui avait travaillé sur la série télé des The Adventures of Kit Carson, 1951-1953) et par John Ward (auteur, plus tard, pour la série The Fugitive / Le fugitif, 1963-1967). Cette série est aujourd’hui, disponible en DVD.


Au rayon des curiosités, citons le film Le juge / La loi à l’ouest du Pecos (1971) de Federico Chentrens et Jean Girault, ayant réalisé ce film sous le pseudonyme commun de Richard Owens. Ce n’est autre que Pierre Perret (qui a aussi composé la musique) qui incarne Roy Bean, et la distribution des rôles compte dans ses rangs Robert Hossein, Silvia Monti ou encore Xavier Gélin. Le film est inspiré de la BD de Morris et Gosciny, qui apparaissent au générique à ce titre.
Quand on sait que le Jean Girault en question est, en particulier, le réalisateur de la série des Gendarme (du Gendarme de Saint-Tropez, 1964, au Gendarme et les gendarmettes, 1982) en passant par d’autres « sommets » du cinéma français comme La soupe au choux (1981), on peut se laisser aller que cette Loi à l’ouest du Pecos n’est pas un film du panthéon cinématographique.


Mais s’il est un film sur le juge Roy Bean à voir, c’est bien The Life and Times of Judge Roy Bean / Juge et hors-la-loi, de John Huston (1972), avec Paul Newman dans le rôle de ce juge dont la légende a dépassé la vérité, et dont la vérité n’est déjà pas piquée des vers ! Bien évidemment, ce film est plus porté par la légende que par la vérité, mais qu’importe ? Ce Juge et hors-la-loi est un film jubilatoire, par un très grand réalisateur, servi par un acteur principal pour lequel j’ai une affection tout particulière. Le comique y côtoie le pathétique, le tragique y côtoie l’immoral.
Quelques longueurs et quelques effets appuyés (je ne suis pas fan de certaines illustrations musicales) font que ce film n’est pas dans les sommets de mes films préférés, mais il vaut largement le détour.
Pour l’anecdote, Roy Beatty, qui apparaît dans le film dans le rôle (discret) de Tector Crites, avait lui-même incarné le juge Roy Bean dans la (très bonne) mini-série télévisée Streets of Laredo (1995).


De Lucky Luke à Paul Newman, à vous de faire votre choix, maintenant !



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vendredi 19 octobre 2012

Fanny en bulles

Puisque j’ai déjà évoqué le roman Memoirs of a Woman of Pleasure / Fanny Hill de John Cleland dans un précédent billet, puis ses adaptations cinématographiques et télévisuelles dans un autre, je vais continuer avec les adaptations en bande dessinée. J’en ai repéré deux, une que j’ai lue en version papier, l’autre dont j’ai trouvé des extraits sur le net.


La première des deux fêtera bientôt son trentième anniversaire ; c’est la Fanny Hill de Philippe Cavell au dessin et Joseph Marie Lo Duca à l’adaptation du roman en scénario (éditions Dominique Leroy, 1983, ISBN 2-86688-113-3). Cavell n’en était pas à sa première adaptation graphique d’un roman libertin du XVIIIe siècle, puisqu’il avait publié, avec Francis Leroi au scénario, une Juliette de Sade en 1979 (j’y consacrerai un prochain billet). Quant à Lo Duca – par ailleurs cofondateur, en 1951, avec Jacques Doniol-Valcroze des Cahiers du cinéma, excusez du peu –, il avait déjà écrit plusieurs ouvrages sur l’érotisme.



Mais leur création commune avec cette Fanny Hill m’a déçu. Non parce qu’elle trahirait le roman (elle le respecte assez bien), mais plutôt parce que le dessin est, à mes yeux, trop appliqué, trop classique, trop « école franco-belge ». A cette époque-là, d’autres dessinateurs s’étaient largement libérés des contingences de cette école, libérant à la fois leur trait et l’architecture des pages, même dans la bande dessinée érotique ; ainsi, des dessinateurs italiens comme Guido Crepax et son adaptation d’Histoire d’O (1978) ou Les voyages de Bianca (1983) très (!) librement inspirés de ceux de Gulliver. Au final, cette Fanny Hill est trop sage pour interpeller le lecteur (ou la lectrice?).



Je n’ai pas lu la Fanny Hill de Josep Marti au dessin et au scénario (pour la version française : P&T Production, 1994, ISBN : 2-87265-031-8). Les illustrations que l’on peut en découvrir sur le net montrent que son style est plutôt celui des bandes dessinées comiques. Or, il est assez rare que comédie et érotisme se combinent pour donner une œuvre très plaisante.



Je reconnais que préjuger d’un album entier sur la seule fois de quelques reproductions de planches est assez casse-gueule, mais je m’avance à penser que je ne me sentirais pas en phase avec cette adaptation du roman de Cleland qui lui, n’est pas vraiment inscrit dans le style comique léger.


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