mercredi 31 juillet 2013

Requiem sans grandes pompes

La quatrième de couverture promettait : « Meurtres, kidnappings, complots, tableaux mystérieux... Une intrigue vertigineuse au cœur de l’œuvre de Paul Cézanne, entre Paris et Aix-en-Provence. Une plongée bouleversante dans le monde de l’art et les secrets de la création. [...] Dans Requiem pour Cézanne, Bertrand Puard concilie la force des romans du XIXe siècle avec l’intensité des thrillers contemporains ».
Je ne suis pas né de la dernière averse, qu’elle soit parisienne ou provençale, et il y a longtemps que je ne me fie plus aux élans dithyrambiques des quatrièmes de couverture des romans. À de rares exceptions près, ce sont des publicités qui frôlent le mensonger. Mais, comme il se trouve toujours des lecteurs pour se pâmer – en toute bonne foi – après avoir lu ces romans, un éditeur pourrait toujours se retrancher derrière leurs témoignages pour défendre la sincérité de sa publicité.



Comme je suis de plus en plus difficile à satisfaire en matière de romans policiers, j’abordais ce Requiem pour Cézanne, de Bertrand Puard (éditions Belfond, 2006, ISBN 2-7144-4258-7) sans en attendre le vertige promis. Je me disais, tiens, pourquoi pas une escapade à la Belle Époque, à un moment où l’art pictural bouillonne, entre l’impressionnisme qui a encore du mal à être reconnu, et le cubisme tout juste naissant ?
De retour de cette escapade, le bilan est mitigé. Et je crois que je vais pouvoir recycler ce que j’ai déjà écrit sur pas mal de « polars historiques ». Pour faire simple : côté « ambiance d’époque », le client – moi, en l’occurrence – en a à peu près pour son argent ; côte « intrigue policière », l’idée est assez originale, mais le traitement me laisse tiède.

Les personnages sont tellement conformes à ce qui est devenu un canon du polar historique que je n’arrive plus à m’y laisser prendre. L’héroïne est une jeune femme écrivain, qui écrit des romans policiers mais aussi une biographie de Cézanne, et qui travaille comme serveuse dans un café mais sans toucher de salaire (elle n’encaisse que des pourboires) pour pouvoir se mêler, quand elle le veut, aux conversations des peintres qui fréquentent l’estaminet en question. Elle entretient des relations (professionnelles) qui ont des hauts et des bas avec un éditeur. Sa logeuse est, comme il se doit, une mégère. Mêlée à une affaire mystérieuse, elle aide un agent des « brigades du Tigre » récemment créées, qui l’aide en retour, mais aucun des deux ne livre à l’autre tout ce qu’il ou elle sait. Sans oublier le nouveau voisin de palier de la donzelle, artiste sculpteur mais qui a un secret. Et le rentier états-unien devenu mécène d’art, dont on se demande quel jeu il joue. Et les fonctionnaires du ministère de la culture, totalement incompétents pour déceler ceux qui, à l’avenir, verront leur peinture éblouir le monde entier. Et les sbires du Grand Méchant, capables de dézinguer trois personnes pour camoufler un secret, mais pas de dessouder cette jeune femme fouineuse.
Au final, cela me donne l’impression de quelque chose de très calibré, au parfum d’artifice.

Reste que le roman ouvre la porte à quelques réflexions sur le petit monde de l’art, sur l’ouverture – ou la fermeture – d’esprit des institutions (musées, etc.), des collectionneurs, des marchands, à l’émergence de styles nouveaux, parfois en rupture avec ce qui précédait. Mais pas au point de se révéler « une plongée bouleversante dans le monde de l’art et les secrets de la création ».

Au total, je n’ai pas été pris de vertige, ni n’ai ressenti « l’intensité d’un thriller contemporain » (quoique, dans ce genre littéraire-là, il y ait aussi des soupes franchement tièdes !). Une lecture finalement gentillette, qui ne me laissera pas un souvenir indélébile, ni même durable.


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lundi 29 juillet 2013

Les Indes (pas trop) vénéneuses

An 1606 de l’Hégire (milieu de notre XVIIe siècle). L’empire moghol de Shâh Jahân est probablement à son apogée sur le plan culturel, mais sur le plan de politique intérieure et de relations avec ses voisins, les tensions – voire les conflits – ne manquent pas. Et, plus encore que les Portugais ou les Hollandais avant eux, et les Français après eux, les Anglais entreprennent de s’implanter dans le paysage commercial et politique de l’Inde.
Voilà, en quelques mots, le contexte du roman Le camée anglais de Madhulika Liddle (éditions Piquier Poche, 2013, 978-2-80970917-9 ; version originale : The Englishman's Cameo, 2008). Je ne suis pas familier de l’empire moghol de cette période, m’étant plus intéressé à l’Inde de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ce roman me semblait pouvoir constituer une porte d’entrée à ma curiosité.



Mission à peu près accomplie en ce qui concerne l’ambiance générale. Comme dans beaucoup de « polars historiques », l’auteur arrive ici à rendre vivante la ville de Dilli (que nous appelons Delhi), ses palais, ses marchés, ses boutiques, ses jardins, et toute l’humanité qui la peuple. Je ne saurais dire si c’est exact, ni même seulement vraisemblable, mais au moins, ça a du corps.
En corollaire, comme dans beaucoup de polars historiques écrits par des gens qui sont (ou semblent être) des historiens ou, en tout cas, passionnés d’une période qu’ils veulent faire partager à leurs lecteurs, c’est encore l’intrigue qui pèche ici par sa faiblesse, sa tiédeur. Quelques meurtres (un notable, une courtisane de haut vol) posent les bases, l’accusé premier – évidemment sympathique – est bien sûr innocent mais il faut le prouver, vraies pistes et fausses pistes se mêlent pour soutenir un peu le suspense, mais, au final, ça ne m’a pas vraiment pris aux tripes. Cocktail finalement classique de malversations et, il fallait s’en douter, de grenouillages d’agents anglais (le titre du roman ne ment pas…). Même la galerie des personnages en arrive à être sans surprise : un noble un peu excentrique qui joue les détectives, son beau-frère heureusement chef de la police (ce qui lui permet d’avoir des tuyaux bienvenus), le batelier qui sert de relais avec le petit peuple, les administrateurs provinciaux qui volent dans les caisses, etc.

Cette escapade moghole a donc été une lecture facile, mais pas du genre à me donner envie de m’accrocher au livre pour le dévorer en étant saisi par le suspense.


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dimanche 28 juillet 2013

Enquêtes en babouches

C’est avec The Janissary Tree (2006 ; publié en français sous le titre Le complot des janissaires, 2007, éditions Plon, 10/18, collection Grands détectives, ISBN 978-2-259-20316-6) que j’ai découvert la série de polars historiques écrite par Jason Goodwin. Puis, j’ai poursuivi avec Le mystère Bellini (2010, éditions Plon, 10/18, collection Grands détectives ISBN 978-2-264-05071-7 ; en version originale, The Bellini Card, 2008) et, tout récemment, avec Mauvais œil (2012, éditions Plon, 10/18, collection Grands détectives, ISBN 978-2-259-21016-4) ; An Evil Eye en VO, 2011).


Cette série, ou tout au moins les 3 romans que j’en ai lus, sur les 4 publiés pour l’instant, m’a accroché à la fois par son décor et par ses personnages.

Son décor est l’empire ottoman dans le premier tiers du XIXe siècle. La « Sublime Porte » est, alors, à une époque paradoxale de son histoire. Elle n’est plus, loin s’en faut, la grande puissance méditerranéenne qu’elle a été aux siècles précédents : de plus en plus de territoires sous son contrôle ont secoué le joug ottoman, certains obtenant même leur indépendance (la Grèce, par exemple) ou se comportant comme tels (l’Égypte) ; qui plus est, les caisses de l’État sont vides. Le voisin russe ne cache pas ses appétits pour les territoires turcs, et la Turquie doit se trouver des protecteurs européens (la France, le Royaume-Uni) pour s’en protéger. Un secours qui lui fait perdre d’autres territoires, qui passent sous le contrôle de ces « chers » alliés. Pourtant, d’un autre côté, c’est aussi la période où l’Empire ottoman entame une évolution forte (certains parlent de « modernisation ») de son administration, de son armée, etc. Ce qui ne manque pas d’engendrer des dissensions, au sein de la société ottomane, entre tenants de la « tradition » et tenants de la « modernité ». Ce décor est donc un terreau favorable aux intrigues, tant domestiques que diplomatiques, des salons du harem aux boutiques des souks, des couloirs du palais aux venelles populeuses.


Quant à ses personnages, c’est une foule bigarrée à l’image de cette ville que nous peint Goodwin. Et le premier d’entre eux n’est pas le moins surprenant. Hachim (Yashim, en VO), le « héros » de cette série – le détective, comme il se doit, dénoueur des intrigues pour le compte du Palais – n’est autre qu’un eunuque. Homme qui n’en est plus tout à fait un, il peut se glisser partout, y compris au cœur du harem, dans les appartements réservés aux femmes. Pleinement turc, il sait sentir le pouls qui bat dans la ville. Homme de culture, il est également capable de côtoyer, voire d’affronter, les représentants des puissances étrangères.
Parmi ces derniers, Stanislaw Palewski, étonnant représentant diplomatique d’une Pologne qui, de fait, n’existe pas, dépecée qu’elle a été entre Russie, Prusse et Autriche, mais qui s’accroche à son idée d’une Pologne réunifiée. Hicham et Palewski forment un étonnant duo, l’un travaillant pour le vizir d’un État en plein bouleversement, l’autre pour un pays qui espère un avenir.
Et derrière ce duo de premier-plan, une riche distribution de rôles. Personnages savoureux, du sultan aux vendeurs d’eau, des favorites du sultan aux courtisanes, des officiers turcs aux officiers russes, des lettrés aux proxénètes.
Istanbul est alors à la fois un décor et un acteur kaléidoscopiques, et cette richesse se retrouve ailleurs, comme à Venise où l’une des enquêtes (Le mystère Bellini) conduit Hicham.

Les trois romans que j’ai lus partagent cette ambiance riche, ces galeries de personnages attachants (même ceux que l’on s’attache à détester), ces intrigues dans le palais et hors du palais, sans pour autant que j’y aie trouvé des redondances ou des similitudes marquées. Un dépaysement bien sympathique.


Le bémol vient plutôt des intrigues elles-mêmes, et de la façon dont elles sont conduites et contées. Leurs fins me semblent précipitées, presque bâclées, avec une avalanche d’informations arrivant tardivement et éclairant, tout à trac, ce que le lecteur n’avait pu comprendre jusque-là. Pas tout à fait comme dans les romans d’Agatha Christie, mais pas loin (et comme je ne suis pas client des romans d’Agatha Christie…). Le complot des Janissaires me semble, en cela, le moins bon des trois ; Le mystère Bellini moins brouillon, même s’il reste touffu ; quant à Mauvais œil, les éléments « géopolitiques » de son intrigue ont réussi à garder mon attention jusqu’au bout, même si ce bout est, lui aussi, plutôt précipité.




Autre bémol, plus anecdotique, et sous forme de question : pourquoi certains auteurs de polars se sentent-ils obligés de faire de leurs personnages des gastronomes qui cuisinent – ou se font expliquer des recettes – trois ou quatre fois par roman ? Cela me paraissait sympathique quand j’avais découvert, dans les années 1980, le détective privé né sous la plume de Manuel Vázquez Montalbán, Pepe Carvalho, fine bouche et cordon bleu. Mais, à force d’en croiser dans les romans (la série des Nero Wolfe de Rex Stout ; les Stanley Hastings par Parnell Hall ; les Nicolas Le Floch de Jean-François Parot), la BD (la série Tony Chu détective cannibale de Rob Guillory et John Layman ; l’Agent de la National de Sampayo et Schiaffino), le cinéma (Blind Detective, de Johnny To), je dois dire que ça me lasse un peu.



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lundi 31 décembre 2012

Justice inique

Dans l’Alabama ségrégationniste des années 1930, pour un « homme de couleur » accusé d’avoir violé une « femme blanche », le lynchage est un avenir plus probable qu’un procès équitable. Tom Robinson, lui, échappe de peu au lynchage, mais pas au procès inique. Malgré tous les doutes que son avocat, Atticus Finch va soulever dans les contre-interrogatoires des témoins, le jury et le juge – tous « blancs » et tous convaincus, avant même l’ouverture du procès, de la culpabilité de l’accusé – condamneront ce coupable tout désigné. Bien des mois plus tard, Finch découvrira les dessous de cette sordide affaire, mais Robinson n’en profitera pas : il a été abattu alors qu’il tentait de s’évader.





Avec son roman To Kill a Mockingbird (1961 ; traduction française : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, 1961), Harper Lee avait frappé un grand coup. Un roman qui a secoué les États-Unis, et qui, bien que récompensé par un prix Pulitzer en 1961, n’a pas fait l’unanimité dans la société états-unienne, ni même chez les critiques littéraires. Certains n’ont pas apprécié le portrait trop manichéen de ce Sud-là, avec ses personnages unidimensionnels, « Blancs » racistes et « Noirs » victimes. D’autres lui ont reproché d’avoir fait d’une fillette d’une demi-douzaine d’années (la fille de l’avocat) la narratrice de faits dont la compréhension devrait lui échapper. D’autres encore estiment que pour un livre qui prétend (d’après eux) être destiné aux enfants, certains faits décrits dans le livre sont, au contraire, à garder hors de portée de lecture des enfants. Mais, dans le camp de ceux qui l’ont applaudi, certains y ont même vu un roman qui a contribué, à sa manière, à la prise de conscience sur les discriminations raciales et même à l’émergence du mouvement pour les droits civiques des « afro-américains ». Et des avocats révèlent que c’est l’exemple d’Atticus Finch qui leur a donné envie d’embrasser cette carrière-là.



Quoi qu’il en soit, plus de 50 ans après sa publication, ce roman fait désormais partie des « classiques » de la littérature états-unienne.




Et le film To Kill a Mockingbird / Du silence et des ombres (1962) de Robert Mulligan, sur un scénario de Horton Foote fidèle au livre, avec Gregory Peck dans le rôle d’Atticus Finch, est, de son côté, un des grands films « de procès ». Et même un grand film tout court.


Et, en clin d’œil à ce très proche changement d’année, pourquoi ne pas souhaiter que l’année qui s’avance apporte un peu plus de justice ici et là dans le monde ?




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Le dernier bouclier

Juge antimafia, en Italie (comme ailleurs), est une profession à risque. À risque mortel, s’entend. Les noms de Giovanni Falcone, assassiné le 23 mai 1992, de Francesca Laura Morvillo-Falcone, son épouse et magistrate elle aussi, assassinée dans le même attentat, ou de Paolo Borsellino, assassiné le 19 juillet 1992, témoignent, parmi d’autres, de l’état de cible à abattre que représentent ces empêcheurs de corrompre et trafiquer en rond.
Pourtant, c’est une perspective un peu différente que je choisis de suivre, pour ce billet, pour jeter un petit coup de projecteur sur ceux qui choisissent de s’interposer entre ces cibles et ceux qui veulent les abattre. Oh, bien sûr, contre des attentats à la voiture piégée par 500kg d’explosifs, ce n’est pas la présence d’un, deux ou dix gardes du corps qui va changer la donne. Pourtant, des hommes et de femmes décident de jouer ce rôle de rempart, au péril de leur vie. Un péril tout à fait réel : trois membres de l’escorte des Falcone, et cinq de celle de Borsellino tombent avec ceux qu’ils ont fait serment de protéger.



Et pour illustrer ce lien entre ces juges et leurs boucliers humains, j’ai retenu le film La scorta / L’escorte (1993) de Ricky Tognazzi, tourné alors que le souvenir des attentats contre les Falcone et Borsellino était encore vivace. Présenté dans la Sélection officielle à Cannes (une distinction qui vaut ce qu’elle vaut, ni plus ni moins), et Grand prix du Festival du film policier de Cognac, ce film est, de l’aveu du réalisateur, fortement inspiré d’une rencontre avec le juge antimafia Francesco Taurisano.


Sans se prétendre un reportage réaliste, le film nous invite tout de même à découvrir les relations d’un juge avec les membres de son escorte, en les englobant dans une perspective plus large, celle de ce groupe (le juge, sa famille, les carabiniers qui les protège) formant une sorte d’île assiégée par un océan de menaces avérées ou supposées. Le titre du film ne ment pas, puisque c’est bien au travers des yeux des membres de l’escorte que l’on suit l’affaire. Certes, la mission du juge n’est pas occultée (il enquête sur des magouilles dans l’adduction d’eau, un élément crucial en Sicile), mais ce n’est pas la pièce centrale de l’échiquier.

La scorta peint ces gardes-du-corps un tantinet caricaturaux (l’effacé, le rouleur de mécaniques, le père de famille, etc.), mais qui prennent de la profondeur au fil de cette histoire. Leur jeunesse contraste avec la maturité du juge, et tandis que l’escorte tente d’apporter au juge la sécurité (ou, au moins, une touche de sécurité), le juge semble apporter à ces carabiniers un esprit plus posé.
Ici, pas d’ouragan de coups de feu, pas de poursuites effrénées, et pourtant une tension permanente, celle de la sentinelle qui se demande d’où et quand viendra le danger, et qui est l’ennemi. Une tension qui use tant le juge que son escorte, et qui se fait de plus en plus pesante. Jusqu’à une conclusion qui, sans être le bain de sang que l’on pouvait redouter, n’en reste pas moins une défaite de la justice face à la pieuvre mafieuse.



En tant que spectateur, je me suis senti tendu, mais pas écrasé par l’ennui. Bien au contraire. Un film à conseiller à ceux qui apprécient les « polars psychologiques ».


Quant à ceux qui voudraient voir un film sur le juge Falcone, je ne peux que recommander Giovanni Falcone (1993), de Guiseppe Ferrara, une œuvre peut-être moins connue en France que son Cento giorni a Palermo / Cent jours à Palerme (1984) qui tournait autour des derniers temps du général des carabiniers Carlo Dalla Chiesa, assassiné, avec son épouse et un garde du corps, le 3 septembre 1982.



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mercredi 19 décembre 2012

Les prémices du non

Voilà plus de trente ans que la France a aboli la peine de mort dans son système judiciaire, par sa loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 (« article 1er – La peine de mort est abolie. »). Un peu avant nos voisins allemands (1987) ou espagnols (1995), mais assez longtemps après la Finlande (1972), l’Islande (1928), l’Uruguay (1907), le Venezuela (1863) ou la Toscane (premier État abolitionniste, en 1786 !). Pour un pays se proclamant porteur de l’esprit des Lumières, on peut se demander à quelle vitesse se propage cette lumière-là...
Plus de trente ans, donc, depuis cette « loi Badinter ». Et bientôt 250 ans depuis un texte considéréecomme une des bornes majeures sur le chemin de l’abolition : Dei Delitti e delle pene (Des délits et des peines), l’ouvrage publié en 1764 par Cesare Bonesana, marquis de Beccaria (dit Cesare Beccaria), aristocrate milanais de 26 ans, nourri au lait des Hume, Locke, Montesquieu et Rousseau.



Des quarante-sept chapitres de ce court livre, c’est le chapitre XXVIII qui est plus directement consacré à la peine de mort. Ne nous y trompons pas, Beccaria ne cherche pas à faire disparaître la peine de mort du dispositif judiciaire de son temps. Et ses interrogations ne sont pas totalement humanistes ou charitables ; on peut même trouver son approche clinique, voire cynique – ce qui ne signifie pas que ce n’est pas percutant, ou que cela manque d’humanité –, puisqu’il interroge l’usage de la peine de mort sous l’angle de sa justice, de sa nécessité, et de son utilité sociale (et donc en se détachant des questions religieuses ou morales).
« La peine de mort n’est appuyée sur aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen. Mais, si je prouve que la société en faisant mourir un de ses membres ne fait rien qui soit nécessaire ou utile à ses intérêts, j’aurai gagné la cause de l’humanité. »



Beccaria envisage que la peine de mort puisse rester un recours, dans deux cas particuliers : si le criminel, même privé de liberté, peut continuer à être un danger pour la nation ou menacer le gouvernement de révolution (ce qui a un arrière-goût de purge politique, non ?), et si la peine de mort peut avoir un effet dissuasif sur d’autres criminels potentiels (ce qui est paradoxalement opposé à l’affirmation que Beccaria avance, par ailleurs, sur la non-efficacité de la peine de mort en tant que prévention pédagogique des crimes).
Et sa proposition de remplacer la peine de mort par un « esclavage perpétuel » du condamné, pratique plus susceptible, d’après lui, de décourager les gens de commettre des crimes, peut faire frémir – ou sourire, selon le degré de détachement du lecteur – mais peut amener à réfléchir sur nos emprisonnements « à perpétuité » d’aujourd’hui.

Dei Delitti e delle pene a rapidement trouvé une grande diffusion en Europe grâce, notamment, à des traductions en français (dès 1766 par l’encyclopédiste Morellet, qui remanie profondément le texte) et en anglais (1768), et aux commentaires de divers auteurs en vue, dont Diderot et Voltaire. Plus qu’une réforme du système judiciaire et pénal, c’est une réflexion de fond sur la société, un débat sociétal et philosophique, plus que juridique, que Beccaria lance, par le biais de ces cogitations sur les délits et les peines.


Évidemment, dire que l’on va lire Des peines et des délits peut avoir un parfum de « devoir de philo » au lycée. Pourtant, à voir qu’aujourd’hui encore, les Français sont partagés en proportions presque égales entre partisans de la réintroduction de la peine de mort et partisans de la non-réintroduction (ces derniers n’étant majoritaires que de quelques %), il me semble intéressant de voir le temps qu’il a fallu entre ces idées exposées au Siècle des Lumières et leur concrétisation au XXe siècle. Et de se souvenir que lorsque Robert Badinter a présenté son projet de loi, et qu’il sera adopté par une Assemblée nationale alors majoritairement à gauche (369 voix pour et 113 contre) puis par un Sénat alors majoritairement à droite (161 pour, 126 contre) l’ont soutenu, près des deux-tiers des Français étaient opposés à cette abolition. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que l’opinion (étudiée au travers de sondages à ce sujet) devient majoritairement favorable à cette abolition !
C’est devant ce genre d’exemple que je suis content que les élus du peuple ne se contentent pas de voter dans le sens de « l’opinion publique », mais qu’ils sachent aussi provoquer – et obtenir – des changements de société.


Pour découvrir ce texte dans son intégralité, un petit coup de moteur de recherche sur l’internet permet d’accéder à la version originale italienne et à diverses traductions françaises.
À ceux qui préfèrent tenir un livre dans la main, je me permets de recommander l’édition de la traduction française par Maurice Chevallier, aux éditions Garnier Flammarion (1991, ISBN 978-2080706331, diverses rééditions depuis lors), puisqu’elle est préfacée par Robert Badinter.



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mardi 18 décembre 2012

Justice calculée

Si mes souvenirs sont bons, c’est au travers du film The Pelican Brief / L’affaire Pélican (1993), d’Alan Pakula, que j’ai mis mon premier pied dans l’œuvre du romancier John Grisham. Ce film, dont le scénario a été écrit par Pakula et Grisham à partir du roman de ce dernier, publié l’année précédente : The Pelican Brief (Doubleday Books, 1992, ISBN 978-01-385-42198-0 ; traduction française : L’affaire Pélican, Robert Laffont, 1993, ISBN 978-2-221-07389-6).
Ex-avocat reconverti dans l’écriture de romans policiers et judiciaires, John Grisham est devenu un auteur célèbre dès son deuxième roman, The Firm / La firme (1991), porté au grand écran, en 1993 également, par Sydney Pollack. Depuis lors, ces livres font généralement un tabac, et les scénaristes hollywoodiens piochent dans cette mine pour en tirer des films de qualité variable : par exemple, médiocre, à mon sens, pour The Chamber / L’héritage de la haine (1996) de James Foley, et de plus haute volée pour Runaway Jury / Le maître du jeu (2003) de Gary Fleder.




C’est sur le roman dont ce film est adapté, The Runaway Jury (Doubleday Books, 1996, ISBN 978-01-385-47294-3 ; traduction française Le maître du jeu, Robert Laffont, 2004, 978-2-221-10187-1), que je vais donner un coup de projecteur dans ce billet.


L’idée centrale de ce thriller juridique est que, dans un procès aux États-Unis, l’important n’est pas de faire éclater la vérité au grand jour, mais d’obtenir que le jury aille dans le sens de l’accusation ou dans celui de la défense. Et pour obtenir que le jury penche dans le sens qui lui convient, chaque partie semble prête à employer tous les moyens et ce, dès l’étape de la composition du jury. Et c’est bien ce qui est au cœur de ce roman : comment choisir les jurés, les influencer, faire pression sur eux, jusqu’à les manipuler, les « tenir » d’une manière ou d’une autre ?
Et dans cette lutte sans merci mise en scène par ce roman, les deux camps qui s’affrontent ont choisi des stratégies différentes. Deux camps ? Plutôt trois, dirais-je. Ou deux et demi. Vous êtes perdus ? J’explique !


Sans entrer dans les détails qui éventeraient le suspense plutôt bien mené de ce roman, je dirais qu’il y a deux camps classiques, et un troisième intervenant, plus original.
Le camp de l’attaque, celui d’une femme dont le mari est mort des suites d’un cancer dû au tabagisme.
Le camp de la défense, celui des grandes compagnies cigarettières, de sa cohorte de juristes payés à millions, et de ses gros bras qui font le sale boulot d’intimidation.
Et, naviguant entre les deux, un des jurés, qui s’est débrouillé pour être désigné comme juré et semble avoir décidé de brouiller les cartes en manipulant les deux autres camps en ayant, lui-même, la main sur le jury.




Petite parenthèse : cette manipulation du jury « de l’intérieur » n’a rien à voir avec l’intrigue de 12 Angry Men / 12 hommes en colère (voir, en particulier, le téléfilm original de 1954 par Franklin Schaffner, et surtout la superbe version ciné par Sidney Lumet, en 1957), où le juré n°8 tente, au contraire, d’ouvrir les yeux des 11 autres jurés pour leur faire regarder, par-delà les apparences et les préjugés, l’affaire qu’ils doivent juger.


Trois camps dans le jeu, mais il ne peut y avoir qu’un seul « maître du jeu ». Et c’est ce triple jeu dans lequel nous plonge John Grisham, fin connaisseur des rouages – pas toujours beaux – du système judiciaire états-unien. Pot de terre contre pot de fer, David contre Goliath, certes. Mais aussi vieil avocat un peu idéaliste contre jeunes juristes aux dents plus longues que les scrupules. Ou encore finesse de l’esprit contre puissance de l’argent, pressions de l’extérieur contre influence de l’intérieur.


J’ai trouvé que l’intrigue du roman met du temps à s’installer. Au point de m’être senti tenté de tourner les pages plus vite, en ne les lisant qu’en diagonale, pour voir quand cela allait « vraiment commencer ». Mais j’ai tenu bon, et je me suis rendu compte que cette lenteur de la mise en place était peut-être nécessaire à s’installer sans se presser, pour profiter au mieux de tout ce qui se déclenche par la suite, coups et contre-coups, feintes et retournements.


Bref, un roman que j’ai finalement dévoré sans faire la fine bouche.





Quant à son adaptation cinématographique réalisée par Gary Fleder, c’est également une réussite. Le scénario de Brian Koppelman, David Levien, Rick Cleveland et Matthew Chapman densifie l’intrigue, pour un film de deux heures. Dustin Hoffman est très bon en avocat de la partie civile, faussement idéaliste mais combatif. Gene Hackman, sourire carnassier et regard cynique, incarne un manipulateur que l’on adore détester. John Cusack met sa tête de « gendre idéal » au service de ce juré au jeu trouble. Et Rachel Weisz, à la fois fragile et déterminée, apporte un contrepoint féminin bienvenu à ce trio masculin.


Là où le roman met en scène l’affrontement avec les grandes firmes de l’industrie du tabac, le film montre la lutte avec les représentants de l’industrie des armes. Le choix de ce changement n’était pas une question d’être politiquement « correct » ou « incorrect » (les tueries collectives par armes à feu qui ensanglantent l’actualité outre-Atlantique sont, certes, spectaculaires dans le drame, mais le tabac, s’il tue plus discrètement, tue largement plus de monde) ; le choix a été motivé par le fait que le très bon film The Insider / Révélations (1999) de Michael Mann avait déjà traité d’action judiciaire contre l’industrie du tabac, et avait obtenu 7 nominations aux Oscars (sans y décrocher de récompense, toutefois).


Sur papier ou sur écran, ce Runaway Jury sort le grand jeu !



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