Voilà plus de trente ans que la France a aboli la
peine de mort dans son système judiciaire, par sa loi n° 81-908 du
9 octobre 1981 (« article 1er – La peine de mort
est abolie. »). Un peu avant nos voisins allemands (1987) ou
espagnols (1995), mais assez longtemps après la Finlande (1972),
l’Islande (1928), l’Uruguay (1907), le Venezuela (1863) ou la
Toscane (premier État abolitionniste, en 1786 !). Pour un pays
se proclamant porteur de l’esprit des Lumières, on peut se
demander à quelle vitesse se propage cette lumière-là...
Plus de trente ans, donc, depuis cette « loi
Badinter ». Et bientôt 250 ans depuis un texte considéréecomme
une des bornes majeures sur le chemin de l’abolition : Dei
Delitti e delle pene (Des
délits et des peines), l’ouvrage publié en 1764 par Cesare
Bonesana, marquis de Beccaria (dit Cesare Beccaria), aristocrate milanais de 26 ans, nourri
au lait des Hume, Locke, Montesquieu et Rousseau.
Des quarante-sept chapitres de ce court livre,
c’est le chapitre XXVIII qui est plus directement consacré à la
peine de mort. Ne nous y trompons pas, Beccaria ne cherche pas à
faire disparaître la peine de mort du dispositif judiciaire de son
temps. Et ses interrogations ne sont pas totalement humanistes ou
charitables ; on peut même trouver son approche clinique, voire
cynique – ce qui ne signifie pas que ce n’est pas percutant, ou
que cela manque d’humanité –, puisqu’il interroge l’usage de
la peine de mort sous l’angle de sa justice, de sa nécessité, et
de son utilité sociale (et donc en se détachant des questions
religieuses ou morales).
« La peine de mort n’est appuyée sur
aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une
guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire
ou au moins utile la destruction de ce citoyen. Mais, si je prouve
que la société en faisant mourir un de ses membres ne fait rien qui
soit nécessaire ou utile à ses intérêts, j’aurai gagné la
cause de l’humanité. »
Beccaria envisage que la peine de mort puisse
rester un recours, dans deux cas particuliers : si le criminel,
même privé de liberté, peut continuer à être un danger pour la
nation ou menacer le gouvernement de révolution (ce qui a un
arrière-goût de purge politique, non ?), et si la peine de
mort peut avoir un effet dissuasif sur d’autres criminels
potentiels (ce qui est paradoxalement opposé à l’affirmation que
Beccaria avance, par ailleurs, sur la non-efficacité de la peine de
mort en tant que prévention pédagogique des crimes).
Et sa proposition de remplacer la peine de mort
par un « esclavage perpétuel » du condamné, pratique
plus susceptible, d’après lui, de décourager les gens de
commettre des crimes, peut faire frémir – ou sourire, selon le
degré de détachement du lecteur – mais peut amener à réfléchir
sur nos emprisonnements « à perpétuité »
d’aujourd’hui.
Dei Delitti e delle pene
a rapidement trouvé une grande diffusion en Europe grâce,
notamment, à des traductions en français (dès 1766 par
l’encyclopédiste Morellet, qui remanie profondément le texte) et
en anglais (1768), et aux commentaires de divers auteurs en vue, dont
Diderot et Voltaire. Plus qu’une réforme du système judiciaire et
pénal, c’est une réflexion de fond sur la société, un débat
sociétal et philosophique, plus que juridique, que Beccaria lance,
par le biais de ces cogitations sur les délits et les peines.
Évidemment, dire que l’on va lire Des peines
et des délits peut avoir un parfum de « devoir de philo »
au lycée. Pourtant, à voir qu’aujourd’hui encore, les Français
sont partagés en proportions presque égales entre partisans de la
réintroduction de la peine de mort et partisans de la
non-réintroduction (ces derniers n’étant majoritaires que de
quelques %), il me semble intéressant de voir le temps qu’il
a fallu entre ces idées exposées au Siècle des Lumières et leur
concrétisation au XXe siècle. Et de se souvenir que lorsque Robert
Badinter a présenté son projet de loi, et qu’il sera adopté par
une Assemblée nationale alors majoritairement à gauche (369 voix
pour et 113 contre) puis par un Sénat alors majoritairement à
droite (161 pour, 126 contre) l’ont soutenu, près des deux-tiers
des Français étaient opposés à cette abolition. Ce n’est qu’à
la fin des années 1990 que l’opinion (étudiée au travers de
sondages à ce sujet) devient majoritairement favorable à cette
abolition !
C’est devant ce genre d’exemple que je suis
content que les élus du peuple ne se contentent pas de voter dans le
sens de « l’opinion publique », mais qu’ils sachent
aussi provoquer – et obtenir – des changements de société.
Pour découvrir ce texte dans son intégralité,
un petit coup de moteur de recherche sur l’internet permet
d’accéder à la version originale italienne et à diverses
traductions françaises.
À ceux
qui préfèrent tenir un livre dans la main, je me permets de
recommander l’édition de la traduction française par Maurice
Chevallier, aux éditions Garnier Flammarion (1991, ISBN
978-2080706331, diverses rééditions depuis lors), puisqu’elle est
préfacée par Robert Badinter.
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